Citations de Alfred Robaut (19)
L'ouvrage embrasse l'intégralité de l'oeuvre de Corot. L'auteur n'a volontairement rien négligé. Il s'est efforcé de tout connaître et de tout cataloguer. Malgré son soin et sa persévérance, M. Robaut peut-il se flatter d'avoir absolument atteint son but? On ne saurait l'affirmer sans témérité et il se peut que l'énumération, déjà très longue, qui compose son ouvrage appelle, pour être complète, des additions nouvelles. A de très rares exceptions près, son collaborateur de la dernière heure ne s'est pas reconnu qualité pour en faire à sa place. Il s'est borné à mettre en ordre ses notes et à les publier telles qu'elles lui étaient parvenues, laissant la responsabilité entière du travail lui-même à celui qui l'a entrepris et dont il porte le nom.
En présence de Delacroix, l'opinion se partage aujourd'hui en trois groupes : 1° Les admirateurs convaincus, fervents, qui jouissent par affinité d'âme de toutes les créations de son génie et raisonnent en même temps, motivent, expliquent leur admiration pour son talent de dessinateur et de peintre.– 2° Ceux qui l'admirent de confiance, par contenance.– 3° Le grand nombre enfin qui, ne comprenant pas, respectueusement se tait. – Nous avons gagné cela.
Charmante fantaisie des créateurs, qui vous expliquera et me dira pourquoi M. Corot, qui est un des talents les plus robustes, les plus virils et individuels, les plus poétiques, les plus charmants et les plus vrais de notre époque, est encore méconnu ? O profonde méchanceté, profonde sottise de la foule ! Qu'a-t-elle donc fait de ses yeux, de son âme, de sa délicatesse, pour se tromper à ce point?... Venez, Giorgione, venez défendre votre frère, et dites-nous la raison de ces ignorances. Serait-ce par hasard la même qui fait courir aux opéras de M. Clapisson les dilettanti qui trouvent Mozart vieillot, Weber abstrait, la symphonie avec chœurs de Beethoven diffuse ?
C'est au Lycée Impérial (Louis le Grand) que Delacroix fit ses études universitaires. Il y eut pour condisciples le docteur Véron et aussi Philarète Chasles, cet esprit éminent, si large et si varié, que ses contemporains n'ont pas classé à son véritable rang, très au-dessus des doctrinaires et des pédants pseudo-spiritualistes. Philarète Chasles a, dans ses Mémoires, tracé du Delacroix d'alors un portrait étrangement vivant et à coup sûr ressemblant.
On a peine à se figurer qu'ils étaient souvent des hommes simples, s'ignorant presque eux-mêmes, échauffés à la vérité par une passion douce pour leur art, dont ils faisaient l'occupation la plus chère de leur vie ; poussés plutôt par un désir d'exprimer les idées qui les remplissaient que de jouer un rôle et de poursuivre un fantôme de réputation. En général, on ne s'est occupé d'eux qu'après leur mort, ou après que leurs ouvrages, ayant jeté beaucoup d'éclat, il était difficile de remonter aux événements qui avaient entouré le berceau de leur renommée. On peut donc dire qu'ils ont reçu la noblesse de leurs ouvrages, au rebours des gentilshommes, enfants souvent dégénérés d'illustres pères. Cet éclat de leurs travaux, en rejaillissant sur leurs personnes, est venu trop tard pour adoucir l'amertume d'une vie si souvent pleine de traverses, et n'a presque jamais servi qu'à éclairer leurs derniers pas dans une carrière pénible.
Il y a chez l'homme une réelle noblesse à vouloir et à savoir orner de cette façon l'aridité de son séjour terrestre, à en dissimuler les douleurs et les terreurs sous un voile de magnificence qui les pare sans les faire oublier.
De la liberté conquise elle abusa jusqu'à la licence, et l'homme au cothurne, le plus brutal et le plus froid des maîtres – car c'était un maître – éteignit le soleil dans les arts, étouffa toute vie, tout rayon, toute vérité, toute passion en peinture,et, par suite, dans toutes les manifestations plastiques. Rien de ce qui exige du goût n'échappa aux atteintes de la férule.
De ces mains point maladroites,mais solennellement ennuyeuses, l'art tout à coup monte aux mains de Watteau, de Boucher, de Fragonard, de Chardin, de Prud'hon, disons même de Greuze. Ils se succèdent l'un à l'autre, se partagent le dernier siècle, et, en dépit des Lagrenée, qui se cramponnent à la tradition immobilisée,glacée, ce sont eux, ces petits maîtres, qui fondent l'École française et qui sont les seules gloires de leur époque.
Eugène Delacroix fait partie de cette illustre famille d'artistes mystérieux sur lesquels l'enquête reste à jamais ouverte. Il appartient à ce groupe d'esprits supérieurs que l'admirable philosophe R.W. Emerson nommait : les Représentants de l'Humanité, Representative Men. Mais en outre, il propose à nos sympathies un titre plus impératif encore. Delacroix est la manifestation suprême, dernière, et la plus haute en ce siècle du génie français dans l'art.
Cependant, il y a des nuances intéressantes à noter dans le sentiment que les grands maîtres nous inspirent. Les uns, génies parfaits, calmes, lumineux, n'éveillent en nous, à l'appel de leur nom, que des idées sereines et limpides ; nous avons pour leur mémoire un culte mêlé de tendresse. Les noms de Michel-Ange et de Rembrandt, de Léonard et d'Albert Dürer, celui de Beethoven évoquent dans notre esprit l'image de génies plus inquiets, peut-être plus troublés, à coup sûr plus troublants, tantôt s'éloignant d'un grand vol à de bien plus hautes distances de l'homme et tantôt pénétrant au plus intime de l'âme humaine.
1826-27. — SALVATORE MARIOTTI ET FILIPPO, ESCLAVES DE FLEURYET DE COROT, A L'ARICCIA.
Plume et mine de plomb 0,11 1/2 X 0,18
Cachet vente Corot.
C'est une page d'album provenant du carnet 24. Les deux personnages dont Corot a fait un croquis de l'indication sont accompagnés de leur nom.
Vente Hôtel Drouot, mars 1884.
1855-58. - MÈRE PROTÉGEANT SON ENFANT.
Peint en compagnie de Léon Fleury.
Cette peinture était destinée par Corot à un amateur d'Arras qui, pour une raison quelconque, n'en prit point livraison. Le peintre commença a la modifier et effaça les arbres de gauche ; puis il abandonna l'oeuvre sans la pousser davantage. Le graveur Gustave Greux a fait d'après cette toile une eau-forte. L'éditeur qui l'avait commandée la refusa à son auteur.Alors. Corot qui, par suite d'un malentendu n'avait pas été étranger à ce refus, offrit sa peinture à son interprète pour le dédommager.
Appartenait à M. Gustave Greux en 1895.
Nous avons le devoir, parlant au nom de M. Robaut, d'adresser de sa part un souvenir reconnaissant à toutes les personnes qui, au cours de ses laborieuses recherches, les lui ont facilitées en accueillant et souvent en stimulants a curiositépassionnée: aux amateurs dont les galeries se sont ouvertes pour lui et pour son crayon; aux marchands qui l'ont invité à partager le spectacle éphémère de leurs possessions successives; aux photographes dont les objectifs ont été ses précieux collaborateurs.
Les tableaux du maître, qui avaient attendu si longtemps la faveur du public, commencèrent,quand la source fut tarie, à exciter la convoitise des amateurs. La spéculation s'en mêla. Des galeries se formèrent, puis se dispersèrent sous le marteau du commissaire-priseur. M. Robaut fut là, suivant les expositions et les ventes. Sa compétence reconnue fit autorité. Marchands et acheteurs l'invoquèrent contre les faussaires, dont l'audacieuse industrie se développa avec la vogue du peintre. Tous les experts s'inclinèrent devant ses expertises.
Il courait les boutiques des marchands, frappait à la porte des amateurs. Chef. les uns comme chez les autres, son inlassable patience crayonnait sans trêve. Il n'était pas accueilli partout à bras ouverts. Les propriétaires de chefs-d'oeuvre ne sont pas toujours enclins à en partager la jouissance. Un jour, il s'en confia au «bon papa». Corot prit un bout de papier et rédigea une façon d'épître à la fois impersonnelle et catégorique,destinée à convaincre les récalcitrants.
Cette apothéose aurait pour cadre un catalogue descriptif et détaillé de leurs innombrables productions. La destinée ayant clos déjà l'oeuvre d'Eugène Delacroix, ce fut celui-ci qui sollicita d'abord le soin pieux du travailleur. Pendant vingt ans, il chercha partout, nota et, ce qui surtout importe, reproduisit avec une fidélité exemplaire toutes les peintures et tous les dessins de l'artiste bien-aimé qu'il put rencontrer sur son chemin. Le livre ainsi composé, avec ses multiples et suggestives vignettes, est le résumé synthétique et vivant de toute la carrière du peintre; c'est le répertoire complet de son talent.
C'était au lendemain de la guerre de 1870. Les douloureux événements de mai 1871 avaient ramené une fois de plus Corot dans le Nord. Il avait accepté l'ospitalité à Douai même; M. et Mme Alfred Robaut l'avaient gardé plus de deux mois sous leur toit. Dès lors, la vie du lithographe subit une orientation nouvelle. Adieu les pierres et les presses! Elles avaient servi naguère d'auxiliaires au crayon du copiste pour traduire et vulgariser quelques-uns des croquis magnifiques sortis, comme autant de fleurs éblouissantes, des cartons de Delacroix au jour de sa vente. Mais, à présent, le gendre de Dutilleux, l'héritier de sa religion artistique rêvait pour les deux figures qui la personnifiaient une apothéose magniifque,dépassant la sphère de ses travaux professionnels.
Ces deux grands artistes acceptèrent et lui rendirent l'amitié qu'il leur offrit. Le premier lui laissa un gage suprême de ses sentiments dans son testament, en le mettant au nombre des intimes qui eurent la charge de veiller à l'exécution de ses volontés. Quant à Corot, depuis le jour où sa peinture précéda sa personne dans l'atelier artésien, pendant près de vingt ans, sa vie se mêla à celle de son admirateur.
Au mois de mai 1847, Corot,que les amateurs n'avaient pas encore gâté bien qu'il eût atteint la cinquantaine, rentrant dans la demeure paternelle de Ville-d'Avray après un voyage d'étude, eut l'agréable surprise de trouver une lettre d'un inconnu, qui avait distingué sa peinture et qui demandait à se rendre acquéreur d'un de ses tableaux. Cet inconnu se nommait Constant Dutilleux. Modeste peintre de province, confiné dans une retraite laborieuse à Arras, où grandissait autour de lui une nombreuse famille, il n'en sortait que pour réchauffer son zèle au foyer parisien, qui crée l'émulation et fait jaillir la renommée. C'est là que germa dans son coeur le culte des deux hommes qui finirent par l'accaparer: Delacroix et Corot.