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Citations de Amélie Lucas-Gary (25)


Elle [la maison du gardien] était grosse, bien trop énorme pour une seule personne, elle ressemblait cependant à une cabane, conçue dans l'urgence puis rafistolée, boursouflée comme un blockhaus en doudoune, trop habillé en été. Ni l'harmonie ni l'équilibre n'avaient présidé à sa conception ; c'était sûrement ce qui lui donnait ce cachet exotique. Elle impressionnait comme une excroissance, sans que l'on sût de quel corps elle aurait été la triste protubérance. (p.125/126)
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Au fil des ans, sans qu'il y eût de passage souterrain, la grotte devint ma cave. Dans les caves, on séquestre les petites filles, on enterre des cadavres, on perd ses illusions, on réalise ses fantasmes, on cache ce qu'on refuse de voir, on range ce qu'on veut garder oublié, on imagine le pire.
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Je suis le gardien d’une grotte, je vis juste au-dessus. Dessous, c’est creux, étroit, frais, humide et silencieux. Je me répète souvent ces mots ; ils résonnent et réconfortent ma solitude.
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Une fille que j’aimais me conduisit ici ; elle voulait que je visite sa région natale, imaginant que nous y vivrions ensemble un jour. Finalement, à peine arrivée, elle tomba dans les bras d’un garçon du pays. Je pris alors une petite chambre dans le coin ; je pouvais m’installer là, puisque rien ne m’attendait ailleurs.
Le village que je choisis était remarquable et le moment propice : en haut d’une colline se nichait la grotte préhistorique ornée la plus célèbre au monde, dont le gardien mourut peu de temps après mon installation. Une foule de prétendants s’étaient immédiatement manifestés pour assurer sa succession ; quelle qu’eût été la décision, il n’y aurait eu qu’une minorité de satisfaits et des centaines de mécontents. Dans ce contexte, les autorités firent un choix audacieux, qui ne pouvait faire de jaloux tant il était incongru : ils me désignèrent, moi. Aucun villageois ne fut vraiment content, mais tous préférèrent cela, plutôt que de voir l’un d’eux triompher.
Mon destin prit alors un tour singulier. Sur cette colline, je connus une éternité tour à tour trépidante et assommante, jusqu’au jour où une force inconnue fournit encore une fois à mon destin l’impulsion implacable du renouveau.
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Je ne connus jamais assez puissamment le désir de mourir pour oser le mettre en concurrence avec l'éternité.
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Il n’y a plus de vent ; la chaleur tombe. Les silhouettes des palmiers se dressent dans la nuit mauve comme des ombres. La forêt craque, des rongeurs invisibles s’agitent à l’abri des racines en hutte des pandanus. Ici, un oiseau règne en maître : ses ailes sont courtes, ses pattes longues, son bec épais. L’énorme gastornis, incapable de voler lui-même, terrorise les autres espèces. Il dévore tout ce qui passe ; seuls les crocodiles n’ont rien à craindre de lui – guettant tranquillement leurs propres proies dans l’eau, au bord des lacs et des lagunes, leurs cuirasses humides et leurs petits yeux brillent de lune et d’appétit.
Dans les arbres, depuis que le soleil a disparu, les fleurs des grenadiers s’éteignent, les oriflammes retombent ; leur couleur de braise a fané. La lune, pourtant, monte dans le ciel, cherchant son reflet dans les lacs et la mer jusqu’à venir s’aligner sur la terre et le soleil plus tard dans la soirée. Les étoiles patientent et des nuages bas, blancs, animent en attendant le tableau.
Et puis quelque chose arrive : la lumière revient brutalement. C’est une lumière aussi subite qu’un éclair, mais elle dure. Elle est si puissante que les ombres renaissent dans la nuit, les fleurs des grenadiers s’enflamment à nouveau, le sable s’éclaire, la mer retrouve momentanément ses reflets. Une forme ronde traverse le ciel : rouge, intense, puis orangée, elle a l’arrière effilé, altérée par sa course cosmique.
Une météorite traverse doucement le ciel ; elle s’éternise et ce sont deux temps qui se croisent. Elle pourrait s’éteindre mais non : la pierre qui tombe frotte l’air et flambe encore. Elle se consume, diminue de volume, avant d’éclater. Un bruit terrible secoue toutes les choses posées sur la terre ; c’est un roulement de tonnerre. On ne voit plus rien, il n’y a plus rien à voir, seuls quelques fragments qui poursuivent leur trajet dans l’ombre : le vol noir du météore.
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Un été au magdalénien
– Ffffllllleee.
Un cerf passe. Il s’en va, se retourne et revient ; il s’arrête un instant au bord du chenal – le fleuve s’étend jusqu’ici en de nombreuses gouttières, bras morts ou vivants qui sillonnent la terre.
Les narines de l’élaphe frémissent. Ses poils, et même sa peau, tremblent dans le vent de midi. La lumière fait briller son pelage et redessine son délicat squelette, ses attaches fines, ses muscles : ses os sous sa chair ferme sont parfaitement arrangés, liés et déliés, articulés. Il n’y a pas d’ombre, seulement des reflets, et une auréole plus claire sur sa croupe, son éclatant cimier. Et la bête au soleil pourrait être une vénérable illusion. Ses bois immenses recouverts de velours à la fin de l’été forment une parabole pour la beauté : andouillers, trochures, épois, la coiffe du cerf triomphe.
Quelque chose doit néanmoins préoccuper la bête pour qu’elle s’expose à cette heure ; un pressentiment, la douleur, ou une odeur étrangère qui flotte dans l’air de l’après-midi qui commence. L’élaphe s’attarde au soleil comme une fleur de mars en plein été. Il descend dans le chenal. Ses pattes trempent dans l’eau, ses pinces s’enfoncent dans le limon, puis il s’immobilise à nouveau, de biais. Toujours le cerf tord l’encolure pour regarder de côté ; il est simultanément ici et déjà ailleurs, et cette posture trahit son ubiquité légendaire.
Aux aguets, il ne boit pas pour ne pas baisser la garde. Il sent poindre une menace, mais la peur ne l’empêche pas d’avoir soif, et il boit enfin. Difficile de savoir s’il hume ou s’il écoute, sa vigilance est plus vaste. C’est son être tout entier qui contemple quand son regard est fixe. Il est au cœur, au bon endroit, car il ignore et accepte ce que le sort lui réserve.
Il a la pose magnifique : une parfaite conscience de son corps, de sa place, et du décor qui le prolonge. Ses yeux ouvrent un trou noir indifférent à tout ce qui peut disparaître comme à la béance qui perce son flanc droit. De la plaie purulente, le sang ne coule plus depuis des heures – le cerf a déjà le regard vitreux du mort. Quoi qu’il en soit, l’air dégagé, il fait encore illusion.
Au loin, dans la direction opposée à sa fuite, on entend des voix étouffées qui approchent, des chuchotements qui viennent. Un groupe d’hommes et de femmes avance en plein soleil. Certains s’accroupissent pour examiner des traces sur le sol. Les autres marchent dans les herbes, la tête baissée. Leurs cheveux plus ou moins longs masquent en partie les visages, retombant parfois sur leurs yeux sans que cela les empêche de voir. Ils écoutent et respirent autant qu’ils regardent, venus profiter de l’eau fraîche qui coule ici et s’en va.
Chargés de vivres et d’outils, ils ont remonté le fleuve, marchant des jours pour dormir avec la nuit. A leur arrivée dans cette plaine humide, ils se sont réfugiés sur les hauteurs pour installer leur campement. Et du coteau, ils ont vu au loin le cours d’eau et ses bras brillants déployés dans la vallée palmaire, et plus près, le cervidé qui cavalait. Puis ils ont oublié la bête et au matin le ciel était sans nuages.
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Le 5 août 2036, vers 17 heures
– Clac !
La jeune fille referme brutalement la porte sur le jardin ruisselant. Trois beaux oiseaux s’envolent, les feuilles des arbres n’en finissent plus de trembler, tandis qu’un rayon de soleil perce un nuage pour éclairer la maison.
Après une longue marche sous la pluie, Irène se déshabille. Avant même d’ouvrir les volets, elle retire ses sandales et sème ses vêtements trempés dans le salon. De quelques gestes sûrs, elle allume le tableau électrique, une lampe, le chauffe-eau. Elle se dirige vers la salle de bains et trace de ses pieds humides une diagonale presque invisible sur le plancher. Entrée nue dans la baignoire, la jeune fille s’étend sur le métal froid. La pièce est inondée de jour par le velux, et ses cheveux blonds et le ton de sa peau se détachent discrètement sur l’émail éclatant. Elle frissonne. C’est l’après-midi.
– Ploc, ploc, ploc.
La pluie tombe encore, c’est une aubaine : la citerne de stockage s’est remplie et la jeune fille peut prendre un bain. Des nuages mauves traversent le cadre dessiné par la fenêtre au plafond, les fumées du vieil incinérateur esquissent les lignes de l’avenir étiré jusqu’ici, à Ivry-sur-Seine, où coule de l’eau tiède. Irène allongée regarde : elle écoute le bruit répété des gouttes qui frappent la vitre. C’est l’été.
Ses parents en vacances, elle va passer plusieurs jours seule dans leur pavillon de banlieue où personne ne doit la rejoindre. Elle ne s’était jamais si longtemps absentée et elle a été saisie en entrant par l’odeur de sa maison d’enfance, fermée depuis des jours : c’est l’odeur du plancher et des meubles en pin inventés par son père, celle des livres de sa mère écrivain. Partie vivre ailleurs, Irène reste pour la première fois seule dans cette maison qui n’est plus la sienne, et cette étrangeté l’émerveille.
L’eau jaune monte et la baigne. Elle tend ses jambes. Bouts de seins et pointes des pieds affleurent encore : elle regarde ces îles disparaître une à une. Irène bouge et observe cette tectonique : elle songe à la géographie, à ses études – son brillant diplôme obtenu, elle est désormais libre de faire ce qui lui chante, et c’est la danse.
Elle somnole, et le méridien le plus proche tremble : il passe sur son nombril et descend pour faire le tour du globe. L’étranger s’invite entre ses cuisses et un frisson la traverse ; comme tout le monde, elle aimerait bien voyager. Et elle y songe dans son bain comme au temps pas si lointain où les voitures roulaient encore, l’enfance où ses parents l’emmenaient en avion au bout de la terre. Sur la tablette au-dessus d’elle, une boîte contient depuis presque vingt ans quelques-uns des objets rapportés à la hâte de ce séjour aux antipodes : plusieurs pierres ponces, une croix en os, une petite fronde de fougère, un coquillage arc-en-ciel.
Tandis que les gros nuages défilent toujours au-dessus du grand laboratoire de physique en face de chez elle, la jeune femme se rappelle ce que les chercheurs de l’atome y ont presque imaginé cent ans avant ; Irène pense à la célèbre chimiste au nom composé à laquelle elle doit son prénom pacifique. Le ciel est plus vaste qu’à Paris et les cumulonimbus gonflent, ils foncent, c’est un hommage aux bombes.
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Sans nouvelles de moi, elle se plongea dans l'écriture d'un livre dont j'étais le narrateur, où elle racontait n'importe quoi.
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Sur mon ordinateur, je tape Bénin dans la barre blanche, je sélectionne « images fixes », « êtres humains », « enter », j’attends. J’attends en pensant qu’il faudra choisir la première image qui appellera quelque chose en moi et ne plus perdre de temps. Je tombe sur des images de l’exposition coloniale de 1931 – un homme à Vincennes, photographié devant un décor exotique ; et puis des hommes, et ensuite des femmes, des individus tous ou presque photographiés par deux : leurs visages ne me disent rien. Rien ne m’arrête, la banalité de la prise de vue, la médiocrité des cadrages, et les couleurs passées. Tout est dans les tons d’ocre et de brun, c’est moins beau en autochrome que les uniformes bleu horizon des soldats de la Première Guerre mondiale, moins beau que les fleurs des prairies d’Auvergne… Je perds un peu espoir. Je me dis qu’il faudra peut-être changer de pays et démarrer un interminable tour des images, mais sur la troisième page, l’une des femmes me regarde.

Tandis que le regard de l’autre à ses côtés est flou, cette femme fixe intensément l’objectif. Je clique.

L’image s’ouvre et s’agrandit ; elle apparaît sur un fond noir solennel. La légende d’origine indique : Dahomey, Abomey (Zado), Féticheuses du tonnerre. La photo a été prise le 28 février 1930 au royaume du Dahomey – actuel Bénin – par Frédéric Gadmer, l’un des principaux opérateurs des Archives de la Planète, dans le cadre d’une mission du révérend père Francis Aupiais. J’apprends sur le site que l’image appartient à un vaste corpus qui réunit plus de mille autochromes et neuf mille mètres de films réalisés au Dahomey durant les cinq premiers mois de l’année 1930. (…)

Dans un carnet de notes, Gadmer écrit à propos de cette photographie : « De ces deux féticheuses, l’une a déjà fait un long stage au couvent, tandis que l’autre n’est que débutante. Son visage est moins transformé par les jeûnes, les chants et les danses. » C’est tout. Mais ni la photo, ni Internet où je cherche, ne me disent comment s’est passée la prise de vue. J’ignore à quel point l’image a été mise en scène, notamment pourquoi elles sont vêtues ainsi, ce qu’elles ont pensé alors. Je ne sais pas comment on a parlé à ces femmes avant et pendant qu’on les photographiait, si elles ont été forcées à poser ou pas. (…)

C’est pour ça que cette image ne me met pas mal à l’aise. Le terme « féticheuse », par contre, résonne dans ma tête. Il est souligné en rouge par mon logiciel de traitement de texte et sonne comme quelque chose de péjoratif ; je trouve ça presque injurieux et je me sens prise à partie : concernée. C’est à moi que cette légende s’adresse. « Féticheur, féticheuse », c’est une invention d’ethnologue européen qu’on utilise encore au Bénin, et dans toute l’Afrique de l’Ouest aujourd’hui. Je m’étonne qu’on ait si facilement féminisé ce mot-là, quand il fallu des siècles pour d’autres fonctions. Je pressens que cela ne posait pas de problèmes aux missionnaires et aux Européens en général parce qu’ils associaient les féticheuses du Dahomey aux sorcières des siècles passés – plutôt qu’aux prêtres de l’Église.
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En fin de CM1 ou de
CM2, à 10 ans à peu
près, Laure a vu à la
pinacothèque de Mu-
nich deux tableaux de
Cranach l’Ancien. Elle
a vu deux jeunes filles,
des voiles tombant
sur leur pubis glabre,
quelques abeilles et un
fond olive. Le voile sur
la peau nue, l’abeille
sur le corps, le fond oli-
ve, ont tendu quelque
chose pour elle entre
la vie et la mort. Elle
a vu dans ces tableaux
une ligne de partage et
elle a compris que l’art
se tenait sur cette arête
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Les deux femmes se regardent à nouveau
aucun homme
pas d'argent
ni l'envie ni la jalousie
c'est grec
balte
peut-être celte
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Elles disparaissent de l'écran
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Une fille traverse

rien n’indique où elle va

elle avance en mocassins

les pieds posés tout au bord du trottoir

pour éviter les passants

elle frôle les routes, des voitures noires

elle se presse

il va peut-être pleuvoir
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Les questions se succédèrent ensuite sans qu’elle pût y répondre :
– Que voulez-vous dire ?
– Sait-on jamais vraiment comment cela arrive ?
– Comment une forme en génère une nouvelle ?
– Il y a la biologie quand même.
– Oh, les grands mots ! Qu’attendent tous ces gens dehors ?
– Ce destin exceptionnel n’éclaire-t-il pas bien des mystères ?
– Il ouvre une nouvelle ère.
– Oui !
– N’oublions pas que c’est un cas isolé. Et l’exception peut-elle donner un sens à la règle ? Une orientation à notre règne ?
– Cette excentricité peut avoir des conséquences sur nos vies ?
– Elle en a déjà : cette révolution en marche, c’est son effet papillon. Votre grossesse est-elle selon vous l’élément déclencheur du drame qui essaime ?
Ils parlaient entre eux.
– Notre façon de vivre a engendré cette grossesse. À partir de ce cas, je peux déjà prédire que d’autres fleuriront. Cette vierge enceinte qui voyage seule, c’est l’avenir en marche. La grossesse virginale, c’est la victoire du repli et de l’autonomie, de l’individu en somme. Ne devrions-nous pas nous réjouir ? La virginité d’Emmanuelle préfigure la vérité éternelle.
– Il n’y a de salut qu’individuel.
– Il recommence.
– Taisez-vous.
– Qu’allez-vous faire de cet enfant ?
– Elle le mangera si elle a faim.
– Pourquoi avoir choisi Vermont pour accoucher ? Votre itinéraire épouse celui d’une croisade. Pourquoi ?
– N’avez-vous donc pas compris comme elle singe saint Denis ?
– Pour réconcilier le corps et l’esprit ?
– Est-ce qu’il ne s’agit pas plutôt de Saint Louis ?
– Et cette fertilité qui n’a pas besoin d’être fécondée, à quoi tient-elle, selon vous ?
– Une reproduction sans fécondation n’est-elle pas un cas sublime d’infécondité ?
– Cette façon de se reproduire, qu’est-ce que ça promet pour l’avenir ?
– La fin de l’Histoire.
– Cette virginité reproductive marque-t-elle le début du repli des gens sur eux-mêmes, et je le répète, il n’y a de salut qu’individuel. Qu’en pensez-vous, mademoiselle ?
– Cessez de lui jeter votre jargon à la tête !
– Nous n’en pouvons plus d’attendre !
De la pièce voisine, le maire entendait les journalistes, mais il était absorbé dans des pensées plus intimes, des questions politiques qu’il ne s’était plus posées, quant au pouvoir et à la force dont il n’était qu’un faible relais. Il pensait à l’empire et à la révolution, et on ne pouvait plus l’atteindre. Il voyait la fin approcher, et il regardait couler à ses pieds le sang dont il se vidait ; à côté, la conférence se poursuivait.
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Quand la voiture ralentit, le ciel sembla s’ouvrir et la jeune fille descendit. Elle coupa à travers le champ en direction de la ferme. Le visage fouetté par le vent, elle progressait avec peine sur la terre retournée : les sillons creusés par les roues d’un tracteur rendaient le sol impraticable. Ses chevilles se tordaient, et les doigts de ses pieds se crispaient sur la moindre saillie pour ne pas tomber. Ces enjambées la fatiguaient ; elle mit un temps infini à parvenir au bout du champ – à vue de nez pourtant, les silos n’étaient pas si loin. Elle fixait les deux réservoirs identiques ; leurs silhouettes encombrantes courbaient l’horizon. Perdue entre la profondeur des sillons et la hauteur des silos, Emmanuelle était trop petite, le décor trop grand et l’instant écartelé entre ces deux échelles conjuguées.
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Je suis née au bord de la mer ; je connais ses travers et ses plis. Mais c’est à Saint-Denis que tout commença. Ce jour-là, le ciel était bleu. Il n’y avait qu’un nuage.
Les Dionysiens avançaient en une coulée brune épaisse. Il n’était pas cinq heures, mais les rues débordaient ; des silhouettes et des bandes emplissaient l’esplanade. Un peuple entier se retrouvait pour inaugurer les tours ; elles avaient été recouvertes d’un voile immense afin que personne ne voie ce que cachaient depuis des mois les grands échafaudages.
L’attention aurait dû être à son comble, mais une rumeur folle gagnait la foule. La nouvelle provenait d’un laboratoire du centre-ville, où l’examen d’un foetus avait révélé une anomalie incroyable : le profil génétique de l’enfant à naître ne portait la trace d’aucun géniteur. Pour le dire autrement, il n’avait pas de père. Alors la cérémonie était l’occasion pour tous d’en apprendre davantage ; certains espéraient voir la mère, ou éclaircir le mystère. Son identité et la raison des analyses n’étant pas divulguées, ils imaginaient qu’elle était vierge, et puisqu’elle était enceinte, les lois qui liaient les causes aux effets pouvaient voler en éclats sous leurs yeux : les miracles devenus certitudes, rien n’était plus impossible.
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Le Saint-Louis fendait la mer. Les côtes sombraient, et tout autour, il n’y avait pas une ride ; seulement le bleu.
À bord, les passagers offraient leurs corps au soleil, les heures glissaient sur leurs paupières. Ils ne s’inquiétaient pas de la vitesse du paquebot, ou de la nuit qui viendrait : ils étaient mille et ne comptaient pas. De cette foule, trois silhouettes se distinguaient, qui marchaient sur le pont intermédiaire.
Nous levions peu les pieds, la tête inclinée pour mieux nous entendre. Je venais de rejoindre les deux officiers ; eux terminaient leur quart. Nous discutions sans nous presser, car le voyage durait des jours, autant de nuits, et nous pourrions tout dire. Il faut d’abord question de la Méditerranée que le bateau blanc traversait, indifférent à la terre et aux malheurs qui chaque nuit le frôlaient. Nous parlions guerre, destin, salut, mais rien n’avait d’importance.
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bien qu'il me jugeât coupable de la mort de ma mère, mon père aurait aimé que je la lui rappelle
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Avant cette vie, j’aurais donc été en Afrique, où j’aurais eu une expérience traumatisante qui explique que je n’ai aucune envie d’y retourner aujourd’hui. Je choisis le Bénin, en me disant que l’écriture n’a jamais réclamé de moi aucun déplacement physique. J’ai choisi la littérature de fiction pour sa grande distance au réel, le décollage qu’elle autorise. Ces dernières années, dans mes romans et autres textes, j’ai eu la possibilité de sortir de moi. J’ai pu oublier ma famille – les enfants comme les ancêtres -, les caractéristiques de mon corps, toutes les circonstances imposées par ma vie : un peu comme si j’étais morte en fait. Après des études consacrées à la photographie, j’ai totalement abandonné ce médium : en grande partie à cause de sa connivence essentielle avec le monde matériel, et tout ce qui a nécessairement été. Je ne fais plus de photographie mais on me photographie. Mon mari me photographie régulièrement, en noir et blanc. Les procédés couleurs argentiques sont devenus inaccessibles en termes de prix, mais surtout, au moment où j’écris, ils sont de plus en plus difficiles à trouver : ces jours-ci, et pour la première fois de son histoire, l’usine Fuji vient de suspendre la production de films couleur. Quant au procédé autochrome des Archives de la Planète, à base de fécule de pomme de terre, personne n’a réussi récemment à en reproduire la chimie de façon satisfaisante. Certainement les patates ont-elles changé de nature en cent ans.
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