Je suis quelqu’un qui ne connaît pas la taille exacte de son malaise. Je sais pourtant qu’il s’affiche quand je suis face à des bobos qui cherchent à toucher le fond, à plonger, corps et âme, dans le bitume de la ville. Ces alternatifs de toutes couleurs confondues qui savent qu’un futur paisible les attend. Ces amis d’une saison qui vivent leur plongeon dans les squats comme si c’était déjà le déclic d’une image, d’un souvenir à regarder après, tendrement, dans un confort bien mérité.
L’art c’est quelque chose qu’on ne peut pas chercher, puis trouver. C’est seulement quand l’esprit est secrètement prédisposé à le voir qu’il nous illumine : pour un instant et pour toujours.
Je suis quelqu’un qui a fait siens des souvenirs qui ne lui appartiennent pas. Petite, je suis une sorte de passoire. Une espèce de filtre traversé par toutes les confidences et les purges possibles. Je les accueille et je cherche à les dompter, les domestiquer, les adoucir. Il existe quelque chose de très innocent dans l’enfance de certaines personnes, quelque chose qui a manqué à la mienne.
Je suis quelqu’un qui déteste entendre parler comme on écrit un livre.
Je suis quelqu’un qui a souvent porté seul la couronne de la vie, emprunté seul le chemin de la paix. Les hommes qui voulaient m’accompagner n’ont fait que mettre des obstacles en forme de bisous, du sel sur le sol, des rires qui semaient le doute sur la bonne route. Des accolades trop étroites. C’était des hommes qui avaient leur idée de voyage. Et qui m’ont fait perdre la mienne.
Je suis quelqu’un qui arrive dans le lieu de son adolescence et qui prend l’entrée de la cité où vit sa mère. En montant les escaliers je tombe, trébuchant sur mes propres pas. Plutôt que de me relever, je tape les articulations de mes doigts contre les marches, le regard qui s’enfonce dans les lueurs du sol.
Parfois je me souviens de l’époque où il était possible de s’endormir comme si c’était naturel, et non une lutte. Mais on ne peut pas remonter le temps. Et si je ne dois plus dormir, ça veut dire que ceci est mon destin.
L’argent pour se nourrir, elle le trouve toujours. Et pourtant, après huit ans de vie underground, quelque chose commence à grincer dans la cage thoracique des certitudes. On dirait qu’une valve a sauté : sa respiration s’est faite pénible, presque un râle rouillé demandant d’être dissous et dispersé dans l’air, en quelque chose de plus imprécis et léger. Peu d’amis savent qu’une chambre vide l’attend toujours chez sa mère. Parfois, elle l’oublie elle-même. Pourtant, elle y dort à l’occasion : quand l’hiver est trop rude, après avoir subi une expulsion ou si les problèmes dans les squats se multiplient.
Elle a goûté au bonheur, elle a fait la folle, écorché les nuits, éventré les amours. Le feu qui depuis toujours l’enflamme a pu crépiter tranquille, rougir furieux, s’éteindre et se rallumer comme un éclair, ici.