Un livre de témoignages d’une très grande force.
Témoignages avec un S.
Attention le livre est dur et mon avis va évoquer quelques passages d’une horreur absolue.
# Anatoli 12 ans
Tout d’abord, le témoignage d’Anatoli 12 ans, habitant un faubourg de Kiev près du ravin de Babi Yar.
Il est témoin du massacre de dizaine de milliers de personnes.
D’abord les juifs, puis les tziganes, ensuite les résistants et finalement tous ceux qui étaient au mauvais endroit au mauvais moment.
Le mauvais endroit est vaste : c’est Kiev. Le mauvais moment, c’est l’occupation allemande durant la seconde guerre mondiale.
> Un dicton était devenu populaire : « Les Juifs sont kaputt, les Tziganes idem, et vous, les Ukrainiens, votre tour viendra de même. »
Il témoigne des sentiments mitigés de la population vivant dans la misère et la peur des bolchéviks. Le livre commence avant l’invasion allemande. Il dit plusieurs fois prendre des notes. Il a déjà la volonté de raconter plus tard.
Anatoli témoigne de la vie de sa famille sous le régime des soviets : les restrictions, la propagande, les purges, la peur.
Il évoque aussi brièvement l’Holodomor.
# La Shoah à l’Est
Anatoli témoigne des juifs massacrés lors de la « Shoah par balle ».
On gaze dans des camions, mais en grande majorité, on fauche des familles entières à la mitrailleuse avant de les enterrer parfois encore vivant dans le vallon.
Anatole ajoutera plus tard le témoignage de gens ayant échappé à ce qu’il qualifie de grande broyeuse d’humains.
Passé l’incrédulité des premiers jours
> Elle ne pouvait pas encore admettre l’idée qu’on fusillait les Juifs. Une telle masse de gens ! Ce n’était pas possible. Et puis, pour quoi faire ?
Il est absolument clair pour l’auteur que les gens savaient
> Ne savait pas uniquement celui qui ne voulait pas savoir.
# L’occupation allemande
La propagande soviétique à la suite du pacte germano-soviétique avait dépeint avec bien trop de bienveillance Hitler et le nazisme.
Ce qui a provoqué une fatale illusion :
> Les vieilles gens disaient : « Il y a toutes sortes d’Allemands, mais dans l’ensemble, ce sont des gens convenables et cultivés. Ce n’est pas la Russie barbare, c’est l’Europe, c’est la civilisation occidentale. »
Illusion qui dure quelques jours. Mais ensuite l’extermination des Juifs commence, puis on confisque presque toute la nourriture… S’ensuit une inexorable descente aux enfers où l’arbitraire, la famine, la mort font partie du quotidien de tout habitant de Kiev.
Une grande partie périra.
Anatoli tente par tous les moyens de survivre : la faim est abominable. Le danger est omniprésent.
Il est juste trop jeune pour faire partie des rafles des Ukrainiens envoyés en Allemagne pour travailler comme des forçats.
Il est d’ailleurs conscient de sa chance. Il note à quel point la séparation entre la survie et la mort est mince.
Et avant de quitter Kiev, les nazis essayent de faire disparaitre Baby Yar. Ils ne seront pas les seuls.
# Le témoignage d’Anatoli l’écrivain soviétique
Après la guerre et bien après la mort de Staline, Anatoli tentera de publier son récit.
Mais ce livre est absolument impubliable pour le régime soviétique.
> J’ai apporté en 1965 le manuscrit initial de ce livre à la rédaction de la revue Iounost à Moscou. On me l’a aussitôt rendu avec, disons, un empressement épouvanté, en me conseillant de ne le montrer à personne tant que je n’en aurais pas extrait tout le contenu « antisoviétique », qu’on m’avait signalé par des annotations.
Car comme Vassili Grossman dans son chef-d’œuvre « Vie et Destin », Anatoli établi un parallèle insupportable (pour le régime) entre le paradis des prolétaires et le régime nazi.
> Ils croyaient mourir pour le bonheur universel, et les Allemands les fauchaient avec leurs mitraillettes au nom de ce même bonheur universel
Et il n’hésite pas à témoigner de l’anti-sémitisme florissant après-guerre
> Plus d’une fois, j’ai entendu des communistes de Kiev s’exprimer en ces termes :
> — Babi Yar ? Quel Babi Yar ? L’endroit où on a fusillé quelques Juifs ? Et en quel honneur devrions-nous élever des monuments à des sales Juifs ?
Les nazis ont essayé de faire disparaitre Babi Yar et avec un très grand zèle le régime soviétique a poursuivi cette tâche.
# Des rencontres marquantes
Des enfants
Des voisins
Des membres de sa famille Des lâches
Des ignobles
Des paumés
L’auteur sait décrire avec précision avec justesse et sobriété ceux dont il croise le chemin.
# Un livre témoignage de la censure
Cette édition récente utilise la typographie pour montrer trois sortes de textes
- le texte qui est resté après la censure
- le texte censuré en italique
- le texte ajouté par la suite par l’auteur ayant fui l’union soviétique entre crochets
Cela ne nuit pas à la lecture. Cela éclaire la nature du régime soviétique.
Le livre est en lui-même un témoignage de l’arbitraire, du pouvoir qui a peur de la vérité.
Même si Anatoli Kouznetsov n’a pas l’amplitude d’un Vassili Grossman, les passages ajoutés après l’écriture de son premier manuscrit « soviétique » sont l’occasion d’analyser son époque, la barbarie, la culture.
# Un message venu du XXᵉ siècle :
> Si, au XXᵉ siècle de notre ère, SONT POSSIBLES des épidémies d’ignorance et de cruauté à l’échelle mondiale, si le véritable esclavage, le génocide, la terreur généralisée SONT POSSIBLES, si le monde consacre davantage d’efforts à la production de moyens de destruction massive plutôt qu’à l’instruction et à la santé publique, alors, effectivement, de quel progrès parlons-nous ?
qui nous interpelle au XXIᵉ siècle :
> Il n’existe ici-bas ni bonté, ni paix, ni bon sens. Ce sont de méchants imbéciles qui gouvernent le monde. Et les livres brûlent toujours. La Bibliothèque alexandrine a brûlé, les bûchers de l’Inquisition ont brûlé, on a brûlé le livre de Radichtchev, on a brûlé des livres sous Staline, il y a eu des autodafés de livres sur les places publiques chez Hitler, et cela continuera toujours : il y a davantage d’incendiaires que d’écrivains. Toi, Tolia, qui es encore jeune, rappelle-toi que c’est le premier signe : quand on interdit les livres, c’est que ça va mal. Cela veut dire qu’autour de nous règnent la violence, la peur, l’ignorance. Le pouvoir des sauvages.
Un avertissement intemporel :
> Comprendrons-nous un jour qu’il n’y a rien de plus précieux au monde que la vie de l’homme et sa liberté ? Ou bien la barbarie reviendra-t‑elle ?
# Attention
Il me faudrait tant dire dans cet avis.
Évoquer l’équilibre du livre entre le récit d’un enfant de 12 ans et le cadre de l’écrivain adulte qui a pris du recul sur les évènements.
Ce n’est pas qu’un témoignage…
Je vais donner un conseil et un avertissement.
1. Le contenu
Comme pour « Les cercueils de zinc », il faut espacer les moments de lecture.
Reposez le livre après un chapitre.
Reprenez la lecture après un moment.
2. L’édition
Si vous avez entre les mains une ancienne édition sans les chapitres « Aux lecteurs », courte, avec des passages incohérents, alors vous lisez la traduction française tirée de l’édition censurée soviétique éditée par le PCF.
Ne lisez pas cette édition !
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