Dans les témoignages saisissants que la journaliste Svetlana Alexievitch a récoltés, notamment dans "La Fin de l'homme rouge" et "La Supplication", les thématiques économiques se révèlent comme des fils conducteurs cruciaux, tissant l'étoffe complexe de la société post-soviétique.
En quoi ses récits témoignent-ils du désenchantement des Soviétiques et de l'avènement du capitalisme en Russie ?
Pour parler de ses travaux, Tiphaine de Rocquigny reçoit :
Galia Ackerman, journaliste et historienne, spécialiste du monde russe.
Françoise Daucé, directrice de recherche à l'EHESS et directrice du Centre d'études des mondes russe, caucasien et centre-européen (CERCEC).
#capitalism #russie #economie
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“Il faut se savoir soutenu pour tenir soi-même”
Avez-vous entendu parler des hibakushi de Hiroshima ? Les survivants de l'explosion Ils ne peuvent se marier qu'entre eux. On n'en parle pas, chez nous. On n'écrit rien à ce sujet Mais nous existons, nous autres, les hibakushi de Tchernobyl
La supplication : tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse - Svetlana Alexievitch
A présent, le monde n'est plus divisé en ceux qui ont fait de la prison et ceux qui les y ont envoyés, ou en ceux qui ont lus Soljénitsyne et ceux qui ne l'ont pas lu, mais en ceux qui peuvent acheter, et ceux qui ne le peuvent pas.
- On prétend que les animaux n’ont pas de conscience, qu’ils ne pensent pas. Mais ce n’est pas vrai. Un chevreuil blessé… Il a envie qu’on ait pitié de lui, mais tu l’achèves. À la dernière minute, il a un regard tout à fait conscient, presque humain. Il te hait. Ou te supplie : Je veux vivre, moi aussi ! Vivre !
Alors la voilà, cette liberté ! Nous attendions-nous à ce qu'elle soit comme ça ? Nous étions prêts à mourir pour nos idéaux. À nous battre pour eux. Mais c'est une vie « à la Tchékhov » qui a commencé. Sans histoire. Toutes les valeurs se sont effondrées. […] Personne ne parlait plus d'idéal, on parlait de crédits, de pourcentages, de traites, on ne travaillait plus pour vivre, mais pour « faire » de l'argent, pour en « gagner ». Cela va-t-il durer longtemps ?
Nous enterrions la forêt. Nous sciions les arbres par tronçons d’un mètre et demi, les entourions de plastique et les balancions dans une énorme fosse.
Je tourne, je n’en finis pas d’explorer les cercles de la souffrance. Je n’arrive pas à m’en arracher. Dans la souffrance, il y a tout: les ténèbres et le triomphe… Parfois, je crois que la douleur est un pont entre les gens, un lien secret, et d’autres fois, je me dis avec désespoir que c’est un gouffre.
Tchernobyl… C’est une guerre au-dessus des guerres. L’homme ne trouve son salut nulle part. ni sur la terre, ni dans l’eau, ni dans le ciel.
Flaubert a dit de lui-même qu'il était « un homme-plume ». Moi, je peux dire que je suis « une femme-oreille ». Quand je marche dans la rue et que je surprends des mots, des phrases, des exclamations, je me dis toujours : combien de romans qui disparaissent sans laisser de traces ! Qui disparaissent dans le temps. Dans les ténèbres. Il y a toute une partie de la vie humaine, celle des conversations, que nous n'arrivons pas à conquérir pour la littérature. Nous ne l'avons pas encore appréciée à sa juste valeur, elle ne nous étonne pas, ne nous passionne pas. Moi, elle m'a envoûtée, elle a fait de moi sa prisonnière. J'aime la façon dont parlent les gens ... J'aime les voix humaines solitaires. C'est ce que j'aime le plus, c'est ma passion.
Extrait du discours de réception du prix Nobel de littérature prononcé le 7 décembre 2015 - traduit du russe par Sophie Benech
Après Staline, chez nous, on ne voit plus la mort de la même façon... On se souvient des frères qui tuaient leurs frères... Des exécutions massives de gens qui ne savaient pas pourquoi on les assassinait... C'est resté en nous, ça, c'est toujours présent dans notre vie. Nous avons grandi parmi des bourreaux et des victimes... Pour nous, c'est normal de vivre ensemble. Il n'y a pas de frontière entre l'état de paix et l'état de guerre. Quand on allume la télé, tout le monde parle la langue des truands : les hommes politiques, les hommes d'affaires, et... le président. Graisser la patte, verser des pots-de-vin, des bakchichs... une vie humaine, ça ne vaut pas un pet de lapin. Comme dans les camps...