Pour en avoir éprouvé lui-même la pente inexorable, il ne comprenait que trop bien ces histoires de pères qui s'absentent, se défaussent sur leurs épouses ou délaissent leurs enfants, ces divorces qui laissent en plan tant de jeunes femmes démunies, d'enfants abandonnés ; mais il paraissait à ce catholique que tous les progrès du christianisme pour les femmes, la monogamie, l'obligation faite aux pères de rester fidèles et de pourvoir aux besoins de leurs proches, volaient en éclat sous la poussée d'une fausse liberté. Ah, les jeunes filles pouvaient bien prendre la pilule, oui, pour sûr : les hommes, bien plus malins qu'elles, profiteraient toujours de la situation pour la tourner à leur avantage, se débarrasser de leurs devoirs, trahir leurs affections. On pouvait compter sur eux, parole d'homme ! A la réflexion, il lui semblait bien que tout cela, la défection des pères, l'absence des maris, avait commencé dans la boue de Verdun où s'étaient anéantis les principes du siècle perdu.
Peu avant de mourir, quand il comprit qu'il ne mourrait pas, le capitaine eut l'intuition que la vie et la mort avaient interverti leurs places. A la façon du miroir de demoiselle où s'inversait son image, cette guerre avait fait de lui, le moribond, l'unique survivant du carnage ; sa femme et ses trois filles elles, ne survivaient que par le maléfice d'une illusion.
« C’est dans cet esprit qu’elle se remémorait ses années de jeunesse, les silhouettes évidées dans les voiles de deuil, les salles de dissection, la gaieté des levers à l’aube, un dandy au regard cerclé d’écaille, reprenant sans se lasser la légende d’un siècle irréel, évoquant les romances déglinguées de sa sœur Louise, l’officier au col haut boutonné qui avait valsé avec Mathilde en robe rose, l’esclandre du catéchisme, les petits carnets du Code Napoléon, les trois listes de douze prénoms, la folie des troènes, le commerce des robes de deuil, les larmes de Louise, une tartine de pain bis au goût de fraîchin, tout ceci et bien d’autres choses encore, dans le désordre et quêtant l’accroche, mais avec la lenteur des véritables chercheurs, l’indispensable lenteur sans laquelle on ne comprend rien aux vertiges du temps immobile. » p. 257
Claire Légaret [...] développa à leur contact une capacité dont elle userait ensuite partout, quel que soit le pays où elle séjournerait : celle de se faire adopter, ce talent des enfants trop tôt quittés qui s'adaptent plus qu'ils ne se défendent.
Pour distraire sa benjamine trop sérieuse, Jeanne lui chercha des amusements de son âge. On ne pouvait sans scandale abolir le deuil, mais on pouvait essayer les aventures de Bécassine. Mathilde, trop bonne élève pour trouver attrayant qu'on se moque des sottes, subit cette tentative d'égaiement sans y participer. Jeanne s'encanailla et voulut offrir Les Pieds Nikelés
Comment détruire la fiction à laquelle trois générations de femmes voulaient tant croire ? (…) Les journées se suivaient et se ressemblaient, rien se valait la peine de cette endurance sans but.
Ce que l'on fait ne nous fatigue jamais autant que ce que l'on ne fait pas.
La colère empêche de mourir.