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Citation de Wyoming


Sur la place, une horloge lointaine sonna trois coups. Coy les entendit amortis par les écouteurs et la musique, puis il sentit arriver la fin du saxo de Hawkins: le troisième solo qui nouait tout le morceau. Il ferma à demi les yeux, emporté par la cadence des notes familières, apaisante comme peut l'être la répétition impatiemment attendue. Mais Tanger s'était introduite dans la mélodie et en altérait la structure délicate. Il avait perdu le fil. Il pressa le bouton du walkman et se retrouva, déconcerté, les écouteurs à la main. Un instant, il crut entendre des pas au-dessus de lui, tout comme l'équipage du Pequod entendait le bruit de la jambe en os de baleine de son capitaine quand il ruminait solitairement ses obsessions, la nuit, sur le pont. Puis, irrité, il lança le walkman sur le lit, sans débrancher les écouteurs. Ca n'allait pas du tout, il mélangeait les genres sans pudeur. L'étape Melville, comme la précédente -- l'étape Stevenson -- , était passée depuis longtemps. En théorie, Coy se trouvait clairement dans l'étape Conrad; et tous les héros autorisés à se déplacer sur ce territoire devaient être des héros fatigués, plus ou moins lucides, conscients du danger de rêver quand on a la main sur la barre. Des adultes enlisés dans la résignation et l'ennui, et qui ne voyaient plus flotter dans leur insomnie d'interminables processions de cétacés allant deux par deux et escortant un fantôme dont le front ressemblait à une montagne neigeuse.
Et cependant, le "Si" conditionnel par quoi commençait l'oracle de Delphes, que Coy connaissait par Melville mais que celui-ci avait sans doute pris lui-même dans d'autres livres, continuait de vibrer dans l'air, à l'instar de la tempête qui jouait de la harpe dans le gréement: la mer s'était refermée sur le faucon de mer naufragé, pris entre le marteau de Tashtego et le pavillon du mât, et la Rachel n'avait recueilli qu'un autre orphelin. Soudain, à sa profonde surprise, Coy découvrait que les étapes, celles des livres comme celles de la vie, et quel que soit le nom qu'on leur donne, ne se closent pas d'une façon parfaite; et que même si les héros perdent leur innocence et sont désormais trop épuisés pour croire encore aux bateaux fantômes et aux trésors engloutis, la mer n'en continue pas moins d'être ce qu'elle est, inaltérable, pleine de sa propre mémoire qui, elle, ne cesse jamais de croire en elle-même. La mer ne se soucie pas que les hommes perdent leur foi dans l'aventure, la chasse, le bateau coulé, le trésor. Les énigmes et les histoires qu'elle recèle possèdent une vie autonome, se suffisent à elles-mêmes et perdureront même quand la vie se sera éteinte pour toujours. Voilà pourquoi il y aura, jusqu'au dernier instant, des hommes et des femmes pour interroger le cachalot agonisant au moment où il tourne sa face vers le soleil et expire.
Et donc, malgré toute la lucidité dont il pouvait faire preuve, il s'appelait de nouveau Ismaël après avoir fait naufrage et s'être appelé Jim, trempant encore une fois, comme jadis, le harpon de son propre sang et lançant le vieux cri de rigueur: qu'au moment ultime on lui apporte de quoi boire ou le Diable, avant que ne vienne le navire disloqué, etc., etc. Fasciné par la certitude d'un destin inévitable -- pour l'avoir lu cent fois --, il contemplait la femme à la peau ocellée en train de clouer son doublon d'or espagnol au grand mât: clic, clac. Et ce n'était pas seulement ces coups de marteau-là qui résonnaient dans son imagination. Il était revenu à la fenêtre, en quête de la brise de la mer proche et, en tendant le bruit, il avait de nouveau regardé le plafond. Maintenant il croyait percevoir des pas inquiets, en haut, sur le pont. Clic,clac. Clic, clac. Apparemment, elle ne dormait pas non plus, elle poursuivait ses propres fantômes blancs, corbillards funèbres portant de vieux fers tordus sur ses flancs. Et il n'avait jamais rêvé, sur aucun bateau, dans aucun livre, aucun port, aucune de ses vies antérieures et innocentes, un Achab aussi séduisant qui l'entraînait pour naviguer sur sa tombe.
Il gagna son lit et s'allongea sur le dos. Jusqu'au dernier port, se souvint-il avant de s'endormir, tous nous vivons pris dans l'emmêlement des harpons à baleine.
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