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Citation de JOE5


JOE5
27 novembre 2016
C'était un après-midi de juillet. La pluie tombait comme si elle voulait nettoyer la ville de toutes ses impuretés et les dissoudre. La rue était déserte. Il n'y avait plus de circulation, les magasins avaient baissé leurs stores, même les sans-abri s'étaient trouvé un refuge. Le match avec la Russie allait commencer dans une demi-heure. Tandis que, moi, j'essayais de rentrer chez moi, seul endroit où je pouvais échapper à cette agitation.
Je l'ai rencontré à Cinelândia, à l'entrée d'un cinéma... (je le nommerai quand je l'aurai décrit.) Il était allongé sur une couche de boue. Des gouttes piquantes comme des aiguilles lui frappaient le visage. Il n'agonisait peut-être pas encore, mais il avait gagné le large par rapport aux rives de la vie, et son retour n'était plus possible. Il était sur le point de mourir de faim. Son corps avait trahi son âme, lui avait renvoyé sa dernière nourriture. Il essayait en vain, avec le peu de forces qui lui restait, de se hisser vers sa vomissure. pour pouvoir manger, une fois de plus.
Personne ne se retournait pour s'occuper de lui. Les trois ou quatre personnes qui étaient sur la place s'empressaient d'aller regarder le match, d'ailleurs ils avaient l'habitude des différentes mises en scène de la mort. J'étais la seule, avec ma figure pâle, à rester immobile sous les torrents d'eau. J'étais comme pétrifiée, je ne pouvais ni pleurer ni crier; un cri silencieux me bloquait la gorge comme un coup de poing. Je me souvenais d'un film que j'avais vu des années auparavant. (La fiction face à la réalité! Dans quelle mesure cela pouvait-il épargner un face-à-face avec soi-même?) Dans un hôtel isolé en plein milieu des tropiques, le héros américain du film racontait l'image la plus atroce de la faim qu'il ait vue dans sa vie : un indigène cherchant parmi les excréments humains des morceaux qui n'avaient pas été digérés... J'avais eu la nausée pendant plusieurs jours, je ne croyais pas qu'une description si précise, si poignante de la faim puisse se faire. Pourtant la terrible réalité des rues de Rio était encore plus cruelle que n'importe quelle description, elle avait gravé dans mon cerveau l'image de la faim à coup de marteau.
Je suis obligée de raconter cet homme à tout le monde, celui qui croisa mon chemin à Cinelândia, une demi-heure avant le match entre le Brésil et la Russie, c'est-à-dire, à un point déterminé du temps et de l'espace. (Qu'ils veulent l'entendre ou pas.) Le prix de ce cri qui m'étouffait doit être payé. J'ai été maudite de l'avoir contemplé, durant de longues minutes, sans rien faire, et de poursuivre mon chemin. Parce qu'il n'y avait rien à faire, parce que je n'avais pas pu trouver une cuiller pour lui faire avaler sa vomissure, parce que tous les buffets étaient fermés, parce que je ne l'avais pas achevé avec un revolver pour mettre immédiatement fin à sa douleur... Qu'est-ce que j'avais à lui donner? A lui épargner? J'ai continué mon chemin, car je m'étais fixé une mission. Un argument pour retarder ma propre mort...
Pourtant, maintenant, en regardant les lettres que j'aligne sur le vide blanc qui se trouve devant moi, je ne vois plus cet homme. Je suis démunie d'un langage pouvant le raconter. Je ne suis pas assez forte, pas assez cruelle, pas assez charitable. Je ne suis jamais restée affamée assez longtemps. Les mots ne lui redonneront pas la vie, mais il peuvent au moins lui redonner son nom : Il était un Être humain.
p.139-140
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