Vivre /écrire le chaos.
« Écrire, [C'est] avant tout mettre en ordre ; et si l'on pouvait qualifier Rio d'un seul mot, on dirait CHAOS. »
Vivre à Rio de Janeiro, en tant que femme, blanche, et « gringa », mais aussi refuser ces étiquettes, faire front pour tout connaître, s'exposer au danger, connaître la peur, la faim, le dégoût, comme la fascination morbide, voire mortifère, pour cette ville imprévisible… c'est la gageure d'
Asli Erdogan dans ce récit autobiographique et fantasmé. Elle y rencontre les fleurs du mal, une fête païenne entièrement vécue au présent, immense scène où chacun tient son rôle de bandit sublime ou de fou misérable…
Elle mène de front la relation fragmentée de sa vie à Rio, et l'écriture syncopée de son livre «
la ville dont la cape est rouge », si bien que le modèle et la copie s'interpénètrent en un étonnant amalgame. Avec deux effets : sa personnalité s'y accomplit, et son livre prend forme.
« Son but était de vernir d'une couche poétique les souvenirs congelés dans le placenta de son imagination. Mais une autre histoire avait vu le jour ; une histoire qui appartenait à une autre femme, Ö. C'était une histoire qu' Özgür n'avait pas vraiment vécue. »
Ce « roman » transmet au lecteur/voyageur une vision éclatée entre plusieurs récits : tantôt une relation immédiate (je) sur le champ, tantôt un récit distancié sous le nom d'Özgür
« le personnage principal du roman nommé Ö pour le moment un personnage à moitié fictif… »
et l'insertion régulière de fragments d'un curieux manuel de tourisme, telle cette évocation inspirée des jeunes Brésiliennes.
« Elles marchent toujours à pas cadencés, souples, comme si elles portaient sur leurs têtes des bananes, comme si elles dansaient la samba au ralenti… insoucieuses, nonchalantes, indolentes… Vers un amant invisible, aux bras grands ouverts qui les attend… Elles sourient au miroir passionné, accroché dans le vide, en écoutant les chuchotements enchantés d'une poésie ; conscientes jusqu'au bout de leurs féminités, maîtrisant entièrement un corps qui ne leur a jamais appartenu… Elles promettent des fruits interdits, plus précieux encore que ceux du paradis, avec l'ivresse du pouvoir sublime, aussi éphémère qu'une fleur sauvage ».
Il en résulte des miroirs brisés, aux éclats coupants, qui donnent une vision totale, à la fois vécue et fantasmée : vie et mort s'y côtoient, beauté et horreur se heurtent en soeurs jumelles dans une prose poétique brutale, scandée comme samba de carnaval, ou rafales de tirs meurtriers sur fond de feux d'artifices.
Le lecteur vit cette expérience, séduit par les images luxuriantes et les scènes intenses où Özgür se met en péril, de vie comme d‘écriture. Sa vision du Brésil rappelle souvent des accents de
Malcolm Lowry sur le Mexique dans «
Au-dessous du volcan ».
Dans ce livre publié en Turquie (1998) puis chez Actes sud (2003) Özgür devient un nom-destin :
« Elle écrivit au milieu d'une page vide, en grandes lettres : Özgür. Elle détestait les symboles. Il n'existait pas de nom aussi absurde, aussi ironique ; il ridiculisait la personne à ses propres yeux [..] elle remplit de dessins l'intérieur de la lettre Ö. Des trèfles à quatre feuilles, des têtes de squelettes, des clés de sol, des symboles à l'infini… ».
C'est pour ses articles pro-kurdes dans le journal Özgür Gündem que l'auteur est actuellement (janvier 2017) une cible politique dans son pays.