Bertrand n’était pas là, mais tout ici le lui rappelait: l’animation dans les rues, ces deux jeunes hommes qui marchaient en se tenant par le cou et en bavardant, ces adolescentes, devant la maison d’en face, l’une tressant les cheveux de l’autre qui racontait une histoire les faisant éclater de rire, cette femme assise derrière le conducteur d’une moto et qui portait un énorme filet rempli de passoires destinées à être vendues au marché. Bertrand aimait cette vie, ces gens, et c’est pourquoi il vivait ici. Pour une fois, Anna, dissimulée en partie par l’auvent, observait les Africains sans être vue. Elle ne prenait jamais le temps de s’attarder à la vie qui l’environnait à New York. Mais ici, elle le faisait et, remuée par le magma de pensées qui se bousculaient dans sa tête, un souvenir surgit et s’imposa.
Trois vieux sont assis à côté de moi. L’un d’eux a eu peur de se faire cambrioler parce qu’il avait oublié sa clé dans la serrure la nuit dernière. Je ne saisis pas quel lien les unit. Puis ils se mettent à se raconter des bouts de leur vie en ponctuant leur récit de : « C’est arrivé juste avant qu’on me découvre mon mélanome, tsé au printemps... » ou « C’était juste après mon traitement de chimio, on est allés déjeuner Chez Ben pis tu m’as dit que tu y avais été avec... ». Ils parlent de leur maladie comme de l’émission de télé qu’ils ont regardée la veille. La maladie marque les épisodes de leur vie.
Marie m’a exposé d’un ton pédagogique, celui qu’elle avait parfois avec moi et qui me tombait sur les nerfs, qu’elle ne ferait pas abstraction des origines de sa fille. Loutfia signifiait délicate, ce qui lui avait plu…la langue me démangeait de lui rappeler à quel point le père était un lâche profiteur, que sa fille ne perdrait rien à se passer d’un héritage pareil… Elle a donc repris le fil de la conversation… pour me préciser qu’elle poursuivrait ses études plus tard pour être présente pendant la petite enfance de sa fille. Je m’inquiétais quand même de la façon dont elle entendait gagner leur vie. Elle a répliqué qu’elle travaillerait.
Le silence, au bout du compte, est ce qui nous permet le mieux de remplir les cases manquantes et d'en faire ce que l'on veut.
Les filles qui ont hérité des traits de leur père me troublent davantage parce que la ressemblance n'est jamais à leur avantage.