DANS CETTE AUBE SANS HEURE NI REPÈRE…
Extrait 2
Ici, peut-être y sommes-nous pour dire : Maison,
Pont, ou Fontaine, Porte, Verger, Jarre, Fenêtre…
Mais se tenir là et ne pouvoir rien dire, pas même ainsi nommer en soi le plus familier, le plus simple, le plus proche : maison, fenêtre, prairie, arbre…, pas un seul mouvement du cœur triste un peu, ou las, ou sans force dans cette aube, incapable du moindre élan qui permettrait de dire, et nommant, de reconnaître et plus encore, faire à la fois action de grâces et acte de partage,
car les mots font appel et signe, voués à rien sinon qu’à vainement décorer – quand l’urgence et le désir sont bien de dire, reconnaître, rassembler ce trop de déchiré et de défait,
et rester là, debout, dans l’aube humide de larmes, immobile ou presque, à seulement respirer ce qui, en se donnant, se délivre de son surcroît d’existence, et comme patiemment attend. Tel le cœur.
Pour être digne de toi
Femme aux cheveux noués
Digne de défaire tes cheveux
Il faudra que j'aille
Dans cette neige où sont nos frères
Et si je n'en reviens
Batée de chagrin tu monteras
Te coucher dans cette neige.
p.13
Les forêts brûlaient
et eux
se nouaient les bras au cou
comme des bouquets de roses
les gens couraient aux abris
il disait des cheveux de sa femme
qu'on pouvait s'y cacher
Que sera-ce
quand les mains
tomberont des poèmes
Quand à d'autres montagnes
je boirai l'eau sèche
Les larmes des choses tombent
sur la terre outragée
Zbigniew Herbert
- textes cités en exergue ARARAT -
Le printemps leur fait croire à la paix et
à la guérison des rages. Les mains des fem-
mes ont fait le pain. Les mains des hommes
ont roulé du tabac. Des enfants jouent, et
leurs chemises sont des buissons en fleurs
de ces pentes dénudées.
Sous les arbres, les enfants de la guerre
poussent la balançoire où depuis toujours
leur peur oscille avec leur joie.
p.40
C'est Troie pour la millième fois …
C'est Troie pour la millième fois. Fumées sur tant de
friches. Ciel de cendres sur des ruines où la voix même
s'éteint. Très semblable à l'ombre parmi les vents légers, qui
fuit. Cette confusion grise et bleue, ma bien certaine défaite.
DANS CETTE AUBE SANS HEURE NI REPÈRE…
Extrait 1
Dans cette aube sans heure ni repère, où rien ne bouge, rien ne va, rien ne bruit,
le vaste paysage vert-de-gris, humide, presque allégé par son ciel pâle, comme si la terre trop lourde cherchait silencieusement à soulever son corps immense vers cette clarté sans couleur, vers ce drap de buée qui la recouvre toute, léger et incertainement prometteur, au-delà, si on le traversait, s’il se dissipait, d’un illimité pays de lumière,
de ce pays de lumière que le cœur, s’il avait plus de force dans cette aube, exalterait, ou moins encore, désirerait,
mais tel le cœur en jachère, ouvert, poreux, humide de larmes qu’il ignore même, trop proches encore de leur source, n’a pas force à désirer, à rien n’aspire qu’à se tenir là, face à tout le vaste qui s’offre muettement, sans rien solliciter, …
Quels chevaux d'impatience
Frappent au loin les sables,
leur silence ?
Dans la blancheur du seuil
Claquent des joies de linge
Et les insectes déjà
Disent l'aube
Depuis toujours j'ai su
Ce monde bruissant de ton absence
p.20
J'ai pris par amour
Une part de notre enfer
J'ai connu dans mes bras
Le poids d'un enfant mort
Sa tiédeur apaisait
Un tremblement sans larmes
Je l'ai tourné vers la montagne
Où bougeaient les coquelicots
Je l'ai rendu à sa mère
― Si j'avais su prier ! ―
Ses deux bras et les miens
Ont refait un berceau
Qu'il nous a fallu rompre
Voici qu'il est pour elle
Ce creux dans la poitrine
Que tu seras pour moi.
p.36
LE NOM DES CHOSES
Une lecture de Jacques Réda
Celui qui nomme, et seulement nomme ainsi animaux, arbres, pierres, sans jamais exciter les cavales de la langue, dit une amitié et pratique l’éloge. Nommer les choses par leur nom, au lieu de les convertir, par la métaphore, en bouquets de paroles, est aussi un choix d’humilité et de justesse, une sorte de probité du langage poétique. Il n’y a qu’un mot qui puisse rappeler la lune. « Ce mot est le mot lune », dit Borges. Jean Grosjean dit aussi calmement les chanvrines du ru ou les hémérocalles du jardin. C’est par la nomination que le poète a quelque chance de participer infimement au sacre du monde. Nommer les arbres, les herbes, les bêtes et les pierres, et les cours d’eau et les pays, ce n’est pas faire œuvre d’érudit, mais tenter une approche, énoncer son vœu d’inclusion au cœur du faste naturel, dire les bruits du monde, le sang des choses, et sa joie. Brûler dans les mots le petit bois de sa peine. Ou prononcer son vœu d’humilité.
…
CIRQUES DE CIEL SUR LES CIRQUES DE ROCHES…
Cirques de ciel sur les cirques de roches ! Les aigles y tracent des suites d’idéogrammes indéchiffrables à nos yeux pauvres, leur vol efface la graphie de leur vol, l’encre limpide en azur se dissipe. Debout, la nuque renversée — comme dans la nuit vers les étoiles fabuleuses — nous suivons jusqu’au vertige la vire d’un vol qui soudain pique, plombe, tombe ravir dans le nu des ravins — où rien ne favorise la fuite — la proie invisible dans cette immensité. La même verticale élève dans sa vitesse la bête déchireuse, la bête déchirée, le silence d’un désir et celui d’un effroi.
L’oblique des pentes buissonneuses qui s’épousent en vallée verse une douceur.