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Citation de enzo92320


Les pratiques ordinaires d’écriture en action
Mémoire incorporée, mémoire objectivée

Il faut, pour commencer, prendre très au sérieux l’interprétation endogène qui consiste à dire que l’on n’écrit pas dans sa vie domestique, que l’on n’utilise pas ces petits moyens d’objectivation, parce que les capacités mnémoniques sont encore bonnes. En effet, ceux qui ne sont pas des habitués du pense-bête écrit, de la liste de commissions, de la liste de choses à faire, des notes prises au moment d’une discussion par téléphone ou préalables à un appel téléphonique, des annotations sur agenda ou sur calendrier, etc., évoquent fréquemment leur « bonne mémoire ». Certains pratiquants parlent aussi, par exemple, de l’agenda comme « mémoire centrale » (selon l’expression d’une femme à fort capital scolaire) ou avouent la faillibilité d’une mémoire trop incertaine. D’une manière comme d’une autre, qu’on en soit adepte ou qu’on les rejette totalement, les écritures ordinaires semblent, dans les lieux communs, être au cœur de la question de la mémoire : mémoire objectivée, elle se différencie de la mémoire incorporée.

Les mères de famille « à temps plein », qui ont constamment en tête tous les soucis du groupe familial, n’ont ainsi parfois pas besoin d’écrire les choses, leur mémoire incorporée étant mobilisée, activée en permanence. Une mère au foyer dont le mari est ouvrier spécialisé déclare : « J’ai une bonne mémoire. Je me rappelle de tout ce que je fais. C’est moi qui lui [son mari] rappelle : "Tu dois faire ça, et ça, et ça", donc c’est moi la mémoire. Oui je garde tout dans la tête. » De même, lorsque l’on a fréquemment l’occasion de faire l’inventaire, dans sa pratique domestique quotidienne, de l’état du stock de produits alimentaires, la mémoire incorporée est constamment activée et la liste de courses écrite devient moins nécessaire (« [en passant dans les rayons] ça me rappelle qu’est-ce que j’ai et qu’est-ce que j’n’ai pas »).

[…] Dès lors que l’écriture n’est perçue que dans sa fonction mnémotechnique, elle est pensée comme une sorte de palliatif à une mémoire déficiente. Les pratiques d’écriture peuvent donc être perçues négativement par ceux qui répondent fièrement qu’ils n’ont « pas besoin de cela pour le moment », comme s’il avait été question d’une paire de lunettes venant compenser une baisse de vue ou d’une canne pour s’aider à marcher. Utiliser l’écrit marquerait ainsi l’existence d’un handicap, d’une difficulté. Ces enquêtés rejoignent ainsi, sans le savoir, la critique émise par Platon dans le Phèdre. Opposant la mnèmè comme mémoire vivante à l’hypomnesis comme remémoration et consignation, Platon nous dit, par la voix de Socrate, que l’écriture n’a pas résolu le problème de la mémoire vivante et que, bien au contraire, elle contribue à la détruire un peu plus en libérant les hommes de l’obligation de faire l’effort de se les rappeler (certains enquêtés disent même « se forcer » ou « s’obliger » à ne pas écrire pour « faire travailler » leur mémoire).
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