On résume souvent par deux projets le premier moment de cette réflexion sur les archives des savants. Ainsi le Mundaneum, créé à l’initiative des juristes belges Paul Otlet (1868-1944) et Henri La Fontaine (1854-1943), est un projet habité par le rêve d’une taxinomie générale et totalisante des savoirs de l’humanité. Il s’agit de rassembler tous les savoirs du monde en les classant selon un système de classification décimale universelle (CDU) inventé pour l’occasion.
D'une redoutable efficacité, la fiche facilite les renvois, rend possible une lecture fragmentaire, sert à multiplier les informations ponctuelles, à les compiler, à les commenter, à les expliciter, à les vérifier et à les corriger, ou encore à les authentifier. Elle engage aussi la question de la visualisation, et de la remémoration. Dans bien des cas, enfin, elle favorise l'inventivité et encourage l'imagination, incitant même le savant à entrer dans l'écriture et dans l' envie de transmettre au plus grand nombre le résultat de ses recherches.
En rendant les savoirs concrets, visibles, accessibles d'un coup de main, le système de la fiche facilite l'oubli, encourage l'amnésie. Il n'est plus nécessaire d'exercer sa mémoire puisque désormais, et grâce à une série de signes particuliers comme l'emploi d'une couleur ou l'organisation spatiale de la fiche, tout est fait pour soulager le savant de ce travail de mémorisation, au point de le rendre totalement inutile. Il devient plus important de se rappeler le lieu de stockage de l'information que l'information elle-même.
Suivant Robert Castel, il faut considérer cette manière d'interroger le présent, qui mêle retour historique et prise en compte de ce qui est en train d'advenir, comme l'une des manières privilégiées de faire de la sociologie qui, depuis ses origines, a affaire au présent et tente de comprendre les configurations problématiques. La sociologie ne peut en tout cas ni se penser ni se construire sur le fil du rasoir de l'actualité. C'est en analysant un problème à travers son évolution et ses multiples transformations qu'il est possible de dégager une réflexion valable en profondeur.
Que se passe-t-il si l'on décide explicitement de lire Foucault en dehors des grandes références philosophiques ? Que se passe-t-il si l'on décide, non pas de s'occuper des notions et des théories produites par l'auteur, mais de la manière dont celles-ci ont été créées et se sont diffusées ? Que se passe-t-il si l'on décide de prêter attention aux jeux de positionnements, symétriques ou non, institutionnalisés ou non, de Foucault ? Cela ferait apparaître des liens plus profonds avec les sciences sociales qui ne seraient pas que fortuits ou contextuels.
Antoine Albalat y associe également la question de la mémorisation :
si on enseignait aux élèves à faire des fiches, ils retiendraient infiniment plus de choses, et beaucoup plus facilement, parce que l'obligation seule de les écrire les leur graverait dans l'esprit, parce que relire c'est continuer à apprendre, et parce qu'enfin il y a toujours quelque chance de mieux retenir ce qu'on a pris la peine de ne pas perdre de vue. ( Antoine Albalat, Comment on devient écrivain, Paris, Plon, 1925, page 145 )
L'armoire érudite a permis d'améliorer sensiblement la qualité et la fiabilité des informations recueillies sur fiches, mettant en avant l'idée d'une possible standardisation du travail d'érudition. Cependant, il faut attendre le dernier tiers du XIXe siècle pour que la question du mobilier devienne une préoccupation constante tant pour les savants que pour les diverses institutions qui ont fait le choix de recourir à la pratique du fichier.
Mémoire défaillante, synthèse impossible, enfouissement sous des détails insignifiants, incapacité à les relier... Les opposants au système blâment plus particulièrement sa mécanique - son infrastructure - en montrant comment celle-ci inhibe la faculté d'imagination de l'usager. Un défaut que la fiche partage de manière générale avec l'écrit qui a tendance à fixer, figer l'imagination et donc l'innovation.
Ces nombreuses instructions dispensées depuis le XIXe siècle pour réaliser un bon fichier se prolongent aujourd'hui sur Internet où se multiplient les "tutoriels" qui montrent comment résumer un ouvrage, prendre des notes, et le mettre en fiches - signe que la pratique n'a pas totalement disparu des gestes que doivent maîtriser les "jeunes" chercheurs.
Comment, surtout, se prémunir contre les effets morbides du principe du "cela peut toujours servir" qui est à la base de la composition d'un fichier, et qui rend difficile, voire impossible, la production d'une synthèse, d'une cohérence, ou encore d'une vision globalisante et unifiante du savoir produit ?