Dès l'abord, on ne prit pas Corot au sérieux comme peintre; on l'aimait pour sa bonhomie, son humeur [toujours sereine, ses chansons qu'il lançait à pleine voix, une belle voix de ténor, s'il vous plaît, qu'il maniait fort agréablement, et pour laquelle il avait un tantinet de fierté ; souvent aussi on le raillait, Aligny tout le premier, et si Corot supportait gaiement la raillerie, il se trouvait désarmé pour y répondre.
C'est qu'il était alors tout entier à la nature; le reste, les hommes ne lui étaient rien. Il s'en allait tout seul, dès l'aube, sa boîte de couleurs sous le bras, un couplet sentimental aux lèvres, il s'en allait cherchant les coins déserts où, parmi des ruines, la végétation fût luxuriante et féconde. Une fois le coin trouvé, il s'installait ; les ruines exigeaient de lui un dessin précis, un dessin architectural, et il les dessinait avec une sûreté d'architecte ; puis la nature sollicitait le peintre, et dans l'étude achevée on découvrait toute la mélancolie des civilisations disparues baignées d'ombre et de parfum sous le baiser de lierres grimpants, au milieu des buissons fleuris, où la bise qui passe met ses mystérieux frissonnements.
Pour Watteau c'était une bonne aubaine. Venir à Paris, pouvoir y peindre, pouvoir y vivre !
Dargenville nous apprend, hélas ! que son bonheur ne fut pas de longue durée, car « son maître étant retourné à son pays le laissa en cette ville». Le maître parti, les travaux achevés, voici le pauvre peintre seul, abandonné à lui-même, sans pain, sans gîte, sans relations; le voici timide, mélancolique, taciturne et sévère, perdu dans une foule bruyante, grouillante, indifférente, superficielle et railleuse.
Ce fut un dur moment, et j'imagine que sa pauvre âme dut broyer bien du noir.
Il y a bien des façons, pour un artiste, de saisir et de rendre la beauté féminine, depuis les proportions et le cadre de l'épopée, jusqu'à ceux de l'élégie et même de l'épigramme. Fragonard est au premier rang des virtuoses qui ont splendidement traité, varié, ce thème éternel. Il a su, dans cet exercice triomphant de son pinceau, unir, suivant les données d'une formule complexe, la langueur amoureuse et la séduction lascive, sans omettre, quelquefois, une pointe d'insinuante licence, le parfum capiteux, un peu trouble, de la tentation et du désir.
En 1785, entrait à l'atelier de David un beau garçon de quatorze ans. Ce jeune homme, ou plutôt cet enfant bien pris dans sa petite taille, portait sur des épaules un peu tombantes une tète irréprochablement conformée, sous les proéminences frontales de laquelle deux yeux noirs bien fendus, caressants et veloutés, un peu timides, mais non pas irrésolus, flamboyaient d'intelligence. Le nez droit donnait à la physionomie une véritable noblesse, que la fermeté de la bouche aux lèvres un peu minces et l'arc des sourcils finement estompés accentuaient encore.
A l'allure de cet écolier, à sa démarche, à sa façon de prendre place, il était aisé de se rendre compte du terrible mélange de crainte et de bonheur auquel il était en proie, et du respect dont le pénétraient la majesté du lieu autant que la gloire du maître qui venait de consentir à le compter au nombre des humbles desservants d'un culte dont il était le grand-prêtre.
Mais Watteau avait vingt ans, il était poète, c'est-à-dire amoureux de tout ce qui est beau; et Paris fourmillait de belles femmes, de riches costumes, de riants aspects, de lointains vagues de carrefours animés de gaies perspectives, d'arbres touffus, de tout ce qu'il fallait enfin pour entretenir le monde de ses rêves, de ce monde que MM. de Concourt appellent si joliment « une Arcadie sourieuse, un Décaméron sentimental».
Il conservait, en outre, tout frais encore, le souvenir de la rude domination paternelle, que son « génie libre et volontaire » avait si impatiemment supportée, et dont il n'était affranchi qu'à peine.
C'est Delacroix lui-même qui va nous conter sa vie. Cette vie ainsi envisagée sera d'un grand enseignement surtout pour les artistes d'aujourd'hui, dont la majeure partie a perdu non seulement les traditions du grand art mais avec elles aussi la foi et les hautes vertus qui permettent de conserver, l'œil fixé sur le but, une impassibilité sereine, une attitude ferme et une marche droite au milieu des dégoûts, des chagrins, des impatiences, des désenchantements, et surtout des succès et des adulations qui, les uns comme les autres, sont les compagnons obligés d'une carrière artistique.
Les choses allaient tant bien que mal : le jeune homme se soutenait à force de volonté et d'énergie au milieu d'un labeur persévérant et implacable. Mais la Révolution grondait et le troublait profondément, lui le doux et tendre artiste dont l'esprit nourri d'idéal grec cherchait dans la solitude de sa «petite chambre au quatrième étage du logis familial les formes, les groupements, les symboles nobles et purs sous lesquels son maître lui avait représenté le vague et divin rayon que les Dieux laissent tomber sur le front des peintres.
Vive tout ce qui est bon! Vive la paix, la douce paix; vive l'amour qui fait rire et ne tire que des larmes de joie, l'amour sans poisons ni poignards, l'amour tranquille, au carquois chargé de flèches parfumées, l'amour bon des bêtes, des gens et des dieux, l'amour du grand Pan qui fait que tout ce qui respire s'entr'aime et que le bonheur devient la règle de l'univers !
Voilà ce que pensait la France quand Watteau se mit à peindre; son génie est de l'avoir deviné, sa gloire est de l'avoir traduit.
Delacroix sacrifia tout à son art. Il il eut d'autre préoccupation que lui. Son existence même lui fut offerte sans marchandage. «Pour avoir la tête plus lucide, dit M. Piesener, pour être plus propre au travail, il avait fini par supprimer le déjeuner et ne mangeait qu'une fois par jour. Les médecins l'avaient prévenu qu'il se tuerait. Il prétendait sentir mieux qu'eux ce qui lui convenait; s'il déjeunait il ne pouvait travailler et il ne pouvait se résoudre à cesser le travail.»
On sait peu de chose des occupations de Boucher pendant ce séjour. Du Rozoir, toujours amer, mais d'ailleurs très mal informé, affirme qu'il ne « comprit rien aux chefs-d'œuvre des grands maîtres italiens », que « Raphaël lui semblait fade, Carrache sombre, Michel-Ange bossu ». Mariette reconnaît simplement qu'il « fit le voyage d'Italie plutôt pour satisfaire sa curiosité que pour en tirer profit. Aussi n'y séjourna-t-il pas longtemps. »