Longtemps, Blanche a regardé ses émissions après le souper, dans son fauteuil. Les jambes allongées sur le pouf, elle restait là, tranquille, entourée de ses livres, sirotant un thé. La soirée coulait. Maintenant, le bulletin de nouvelles terminé, plus rien ne l'intéresse à la télé et elle ne reconnaît ni les animateurs ni les comédiens d'aujourd'hui.
- Ils sont partis, ceux de notre temps, Florent. Toi non plus, ça ne te dirait rien, rien du tout, je t'assure.
À part le téléviseur, aucune lumière n'est allumée dans la maison malgré la pénombre qui gagne du terrain. La clarté diffusée par l'appareil change d'intensité à chaque instant. On en distingue à peine le son, comme si une discussion se déroulait à voix basse dans la pièce voisine. Blanche repousse son châle et se lève péniblement. Ses articulations semblent aussi rouillées que celles de la vieille chaise pliante qui a passé l'hiver sur le balcon. Elle saisit la tasse vide sur la table d'appoint et s'appuie sur les meubles qui longent son parcours.
-À la claire fontaine... jamais je ne t'oublierai...
Elle traverse la salle à manger dont la grande table rectangulaire, au centre, est encombrée d'objets hétéroclites et de paperasse. Au mur, dans des cadres sculptés disposés de chaque côté de la fenêtre, les photos sépia de son père et de sa mère. Des boîtes s'entassent sur les chaises, des vêtements pendent à leurs dossiers. Les portes vitrées du vaisselier en bois massif sont ouvertes. La plupart des tablettes ont été vidées; il n'y traîne plus que des verres sur pied, des bibelots et un chandelier.
Au bout de la pièce, Blanche accède à la cuisine qui occupe toute l'extrémité arrière de la maison. Elle jette un œil dans la cour comme si quelqu'un devaît arriver d'une minute à l'autre. Au fond, devant la haie de lilas adossée à la clôture de l'hôpital, un cabanon délabré dans lequel Florent rangeait ses outils. Au centre du terrain,
les deux vieux pommiers que son père avait plantés avant sa naissance. Ils se contorsionnent tels des danseurs s'immobilisant au beau milieu d'un mouvement. Dans quelque temps, les jaseurs des cèdres viendront en déguster les pétales qui tomberont comme des flocons. La table à pique-nique, coincée entre les deux arbres, est encore à moitié recouverte de neige. À quelques pas de la galerie, le mélèze se déploie, haut, droit et large. Bientôt, le merle choisira la branche la plus élevée pour appeler, en répétant inlassablement sa ritournelle, le premier rayon de lumière.
- Sur la plus haute branche un rossignol chantait...
La corde à linge, sur laquelle des pinces sont accrochées, traverse la cour. Blanche ne l'utilise plus. Pourtant, elle aimait tellement respirer les odeurs concentrées de l'air qui se déposaient sur les draps. D'où venaientelles, d'ailleurs, ces odeurs-là? Était-ce la vaillante petite rivière du Bras qui, descendant des montagnes, les trimballaît, comme une bonne nouvelle, à travers le village?
Blanche allume l'ampoule de la hotte et verse de l'eau bouillante sur le sachet de thé resté au fond de sa tasse. Elle mange un biscuit et retourne lentement s'asseoir au salon en longeant l'étroit corridor qui partage la maison en deux. Ses pieds butent sur les boîtes qui obstruent l'entrée de sa chambre et celle de Louis-Jonas.
- Il y a longtemps que je t'aime...
Elle regagne son fauteuil, étire la main pour saisir le livre posé en permanence sur la table et le feuillette sans le regarder. Une photo en tombe, qu'elle ramasse, caresse du doigt et replace entre les pages.
- Oui, Florent, tout m'énerve maintenant. Tout m'énerve et tout m'est étranger. Je n'arrive pas à m'accrocher au fil de leurs histoires. Ce qui les amuse me laisse indifférente. La télé n'est qu'un décor mouvant, rien de plus. Je le suis des yeux, ce décor-là, jusqu'à l'engourdissement. Alors, la petite voix cesse enfin de raisonner toute seule dans ma tête.
Blanche se dirige vers la bibliothèque qui occupe tout le pan de mur faisant face à son fauteuil. Au milieu des rayons, une fenêtre donne sur l'atelier de la voisine.
Elle s'approche, pose une main sur la tenture vieux rose et colle son front aux carreaux: personne. Elle se déplace ensuite vers la baie vitrée de la façade et observe un moment les phares des autos qui s'éloignent. De l'autre côté du corridor, elle aperçoit, à travers les lattes du store de sa chambre, le logement de Mélodie. Aucun signe de vie là non plus.
- Quand ma nouvelle voisine allume les lumières de son atelier, Florent, j'épie son travail tout le temps. Ce qui est bien, c'est qu'elle peint presque tous les soirs. Je m'installe à mon poste, ici, emmitouflée dans le noir.
Comme nos maisons sont proches et nos fenêtres vis-à-vis l'une de l'autre, pas un seul coup de pinceau ne m'échappe. Même la pie s'interrompt par moments et c'est le silence dans la cervelle qui lui sert de nid. Le silence enfin. Elle se la ferme, la pie. Je ne bouge pas, je regarde. On dirait un spectacle juste pour moi. Une vie énigmatique qui s'invente jour après jour et qui est vite devenue mon émission préférée. Une émission pas compliquée puisqu'il n'y a qu'un personnage. Un seul personnage, c'est vrai, et une seule question. Une seule question, d'accord, mais laquelle ? Voilà. Ce soir, elle est occupée ailleurs, la femme aux pinceaux, et personne non plus chez Mélodie. Jamais je ne t'oublierai...
L’écriture, comme un garrot, tentait de juguler l’hémorragie. Je traînais mon cahier partout et j’y notais aussi bien les conversations, les idées, les titres de livres à lire que les moindres soubresauts de la vie publique et intime. Grâce à ce fil d’Ariane, je pouvais m’égarer dans les dédales du temps à ma guise.
Comme si les choses et les gens possédaient leur lieu dédié, en ce bas monde, et que quelqu’un, après avoir longuement réfléchi à la question, avait pris la peine de les y poser délicatement. Les poser là et pas ailleurs. Je parle de quelqu’un avec un Q majuscule, évidemment. Mais il n’y a rien à faire, on adore croire à ce genre de bêtises dont on nous rebattait les oreilles à l’école comme à la maison: une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.
Ne rien faire, c’est une activité, si je peux employer ce terme, à laquelle nous aimions beaucoup nous adonner, autrefois, Catherine et moi. Ne rien faire. Refuser de passer par le chas de l’aiguille. Une sorte de résistance passive, comme celle de la montagne, de la pierre ou des astres, devant les chemins tracés d’avance sur lesquels on voulait à tout prix nous pousser.
Les humains aiment les chefs, les bottes qui claquent et les lignes droites qui sont, comme chacun le sait, le plus court chemin entre deux points.
Le monde est un lieu bizarre et même si on le fréquente depuis un certain temps, il trouve encore le moyen de nous étonner.
Le temps fond comme les montres molles de Salvador Dali et, impuissants, nous glissons inéluctablement vers le vide.
Je pense que la folie a quelque chose à voir avec l’espace et avec les limites. La chambre de Lucie: on dirait une image. Elle a tracé des frontières étanches et immuables autour d’elle, alors que Clo envahit chaque recoin de l’appart, de la rue, du quartier, même. Elle s’épanche, s’écoule, se déverse, se répand, se propage, se sème aux quatre vents. Façon de parler, évidemment. C’est comme si la loi de la gravité, qui maintient toute chose à sa place, n’avait plus cours pour elle et que tout fuyait, s’éparpillait, lui échappait.
Et si moi, j’ai perdu les pédales, comme on dit, c’est un peu à cause du fleuve.
...l’amnésie, surtout si elle est délibérée, cache une blessure enfouie qui n’a pas été soignée. Et les blessures non soignées…