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Citation de enzo92320


Ces effets sont souvent le plus visibles quand les structures d’inégalité prennent les formes les plus intériorisées. Le genre est, là encore, un exemple classique. Par exemple, un élément de base revenait constamment dans les comédies de situation américaines des années 1950 : les histoires drôles sur l’impossibilité de comprendre les femmes. Ces plaisanteries (racontées, bien sûr, par des hommes) présentaient toujours la logique des femmes comme fondamentalement étrangère et impénétrable. « Il faut les aimer, semblait toujours dire le message, mais qui peut comprendre vraiment comment raisonnent ces créatures ? » On n’avait jamais l’impression que les femmes en question avaient la moindre difficulté à comprendre les hommes. Pour une raison évidente. Elles n’avaient pas le choix : elles devaient comprendre les hommes. En Amérique, les années 1950 ont vu l’apogée d’un idéal de la famille patriarcale à revenu unique et, dans les milieux aisés, cet idéal s’était souvent réalisé. N’ayant aucun accès à des revenus ou ressources propres, les femmes n’avaient manifestement d’autre option que de consacrer beaucoup de temps et d’énergie à comprendre ce qui se passait dans la tête des hommes de leur famille.

Une rhétorique de ce genre sur les mystères de la féminité est, apparemment, un trait permanent des dispositifs patriarcaux. Elle s’associe en général à cet autre sentiment : bien qu’elles soient illogiques et inexplicables, les femmes n’en ont pas moins accès à une sagesse mystérieuse, presque mystique (l’« intuition féminine »), inaccessible aux hommes. Un mécanisme du même genre est à l’œuvre, bien entendu, dans toute relation extrêmement inégalitaire : les paysans, par exemple, sont toujours présentés en rustres à l’esprit simple et aussi, d’une certaine façon, en sages mystiques. Des générations de romancières – Virginia Woolf vient immédiatement à l’esprit (La Promenade au phare) – ont documenté l’autre face de ces dispositifs, les efforts constants que les femmes, en fin de compte, devront faire pour composer avec les ego d’hommes insouciants et imbus de leur propre importance, les entretenir et les ajuster, ce qui implique un labeur permanent d’identification imaginative, ou de travail interprétatif. Ce labeur s’effectue à tous les niveaux. On attend des femmes, toujours et partout, qu’elles imaginent en permanence à quoi ressemble telle ou telle situation d’un point de vue masculin. On ne demande pratiquement jamais aux hommes de faire l’inverse. Cette structure des comportements est ancrée si profondément que beaucoup d’hommes assimilent la simple suggestion qu’ils pourraient agir autrement à un acte de violence : ils y réagissent comme si on les agressait. Un exercice populaire chez les professeurs d’expression écrite dans les lycées américains, par exemple, demande aux élèves d’imaginer qu’ils ont été transformés pour un jour en personne du sexe opposé, et de décrire cette journée. Les résultats, apparemment, sont d’une étrange uniformité. Les filles écrivent toutes des textes longs et détaillés qui montrent clairement qu’elles ont passé beaucoup de temps à méditer sur le sujet. En général, un important pourcentage des garçons refusent totalement de faire le devoir. Ceux qui le font montrent clairement qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est une adolescente, et s’indignent qu’on puisse suggérer qu’ils auraient dû y réfléchir.

Rien de ce que je dis ici n’est particulièrement neuf pour qui connaît bien la théorie féministe du point de vue ou les théories critiques du racisme. En fait, c’est initialement un passage de bell hooks qui m’a inspiré ces réflexions générales :

S’il n’y a jamais eu aux États-Unis aucune institution noire officielle dont les membres se sont réunis en tant qu’anthropologues ou ethnographes pour étudier la « blanchitude », les Noirs, depuis l’esclavage, partagent entre eux dans des conversations un savoir « spécial » sur la condition blanche, glané par l’observation rapprochée des Blancs. Qualifié de « spécial » parce qu’il ne s’agit pas d’un mode d’étude qui a été intégralement enregistré dans des documents écrits, ce savoir avait pour objectif d’aider les Noirs à faire face et à survivre dans une société fondée sur la suprématie blanche. Pendant des années, les domestiques noirs travaillant chez des Blancs ont servi d’informateurs qui rapportaient aux communautés frappées par la ségrégation certaines connaissances – des détails, des faits, des lectures psychanalytiques de l’« Autre » blanc.

S’il y a une limite dans la littérature féministe, à mon sens, c’est qu’elle est peut-être parfois un peu trop généreuse, en préférant souligner la lucidité des opprimés que l’aveuglement ou la stupidité de leurs oppresseurs.

Serait-il possible de développer une théorie générale du travail interprétatif ? Il nous faudrait probablement commencer par reconnaître qu’il y a ici deux éléments cruciaux qui, bien qu’ils soient liés, doivent être nettement distingués. Le premier est le processus d’identification imaginative en tant que forme de savoir, le fait qu’au sein de rapports de domination c’est généralement aux subordonnés que revient de facto la tâche de comprendre le fonctionnement réel des rapports sociaux en question. Quiconque a travaillé dans les cuisines d’un restaurant, par exemple, sait que, si quelque chose tourne vraiment au vinaigre et que le patron furieux surgit pour prendre la mesure de la situation, il est peu probable qu’il mène une enquête détaillée, ou même accorde une attention sérieuse aux employés dont chacun s’empresse de donner sa version des faits. Très vraisemblablement, il va tous les faire taire et imposer arbitrairement un récit qui autorise un jugement instantané. Par exemple : « Toi, Joe, tu n’aurais pas dû faire une erreur pareille ; toi, Mark, tu es le nouveau, tu t’es sûrement planté, si tu recommences, t’es viré. » C’est à ceux qui n’ont pas le pouvoir d’embaucher et de licencier qu’il incombera de trouver ce qui a vraiment dérapé, pour que le problème ne se reproduise pas. Il en va de même, en général, dans les relations durables : comme chacun sait, il est fréquent que les domestiques en sachent long sur les familles de leurs employeurs, mais l’inverse n’arrive pratiquement jamais.

Le second élément est la structure qui en résulte en matière d’identification sympathisante. Curieusement, c’est Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux, qui a observé le premier le phénomène que nous appelons aujourd’hui « fatigue compassionnelle ». Les êtres humains, soutient-il, sont normalement enclins à s’identifier par l’imagination à leurs semblables, mais aussi, de ce fait, à ressentir spontanément les joies et les peines des autres. Toutefois, les pauvres sont si constamment malheureux que des observateurs par ailleurs pleins de sympathie sont tout simplement submergés, et contraints, sans en prendre conscience, d’évacuer entièrement leur existence. Le résultat est clair : si les personnes situées en bas d’une échelle sociale passent une grande partie de leur temps à imaginer les perspectives de ceux d’en haut et à s’en soucier sincèrement, cela n’arrive pratiquement jamais dans l’autre sens.

Maîtres et serviteurs, hommes et femmes, employeurs et employés, riches et pauvres : dans tous ces cas, l’inégalité structurelle – que j’ai nommée violence structurelle – crée invariablement des structures très déséquilibrées de l’imagination. Puisque, à mon sens, Adam Smith avait raison de dire que l’imagination s’accompagne souvent de sympathie, il en résulte que, dans la violence structurelle, les victimes se soucient des bénéficiaires bien plus souvent que les bénéficiaires ne se préoccupent des victimes. Ce pourrait être, après la violence elle-même, la force la plus puissante qui perpétue ces relations.
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