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Citation de Cannetille


Des années durant, il avait tenté de mettre le doigt sur le moment où les choses avaient commencé à se déliter. Aussi idiot que ça puisse paraître, il jugeait parfois responsable l’arrivée de la télévision. Quand les gens pouvaient voir ce que les autres avaient, ils se mettaient à le vouloir aussi. Ils entendaient la façon dont les gens parlaient de la montagne, et ils commençaient à lentement changer de discours. Les choses qui sur le moment avaient semblé insignifiantes et inoffensives représentaient, avec le recul, un commencement. Mais même avant ça, avant que l’extérieur exerce son influence, les communautés se divisaient et les gens partaient.
Quand l’exploitation forestière avait cessé et que les montagnes s’étaient retrouvées aussi nues que la lune, des familles avaient fait leurs valises et s’étaient rendues dans l’Ouest, dans des endroits comme l’Oregon et l’État de Washington où les arbres étaient encore intacts. Si vous faisiez un bond de soixante ans en avant, ça avait été la même histoire quand les fabriques de papier avaient fermé, quand les vieilles usines de plastique à l’extrémité sud du comté étaient parties, quand Dayco avait licencié tout le monde à Waynesville ou quand Ecusta avait disparu de Brevard. Des étrangers conduisant de belles voitures et portant de beaux costumes faisaient de belles promesses d’emploi, puis ils repartaient avec leur portefeuille en peau d’autruche bien garni une fois que tout ce qui pouvait être pris l’avait été. Les gens leur couraient désespérément après en agitant les mains dans la poussière et les gaz d’échappement, à bout de souffle, vaincus et brisés, et quand ils finissaient par s’arrêter et regardaient autour d’eux, ils se rendaient compte qu’ils étaient dans un endroit qu’ils ne reconnaissaient plus, qu’ils étaient aussi perdus que des chiens errants.
Ceux qui restaient élevaient leurs enfants dans l’espoir qu’ils s’en sortiraient mieux. Ils leur conseillaient de faire des études pour trouver un bon boulot qui ne rendrait pas leurs mains calleuses, qui ne leur crevasserait pas la peau, qui ne leur briserait pas les os. Nous ne voulons pas que tu sois obligé de travailler comme nous l’avons fait. Voilà ce qu’ils disaient, et c’était une pensée noble mais de mauvais augure. Car au lieu de rester ancrés à l’endroit qui portait leur nom, ils emportaient leur nom avec eux quand ils partaient. Le tissu même de ce qui avait autrefois défini les montagnes se fragmentait et était remplacé par des étrangers qui construisaient leurs résidences secondaires sur les crêtes et faisaient tellement grimper les prix de l’immobilier que les quelques gens du coin qui restaient ne pouvaient plus payer leur taxe foncière.
Évidemment, il y avait la drogue. Il y avait eu la décennie de la meth, la transition vers les antidouleurs et les seringues, et ce n’était pas tant un problème spécifique aux montagnes qu’un problème national. C’était le remède qui permettait d’échapper à la pauvreté systémique, le résultat d’une politique qui privilégiait les bénéfices aux dépens de la population depuis deux cents ans. Au bout du compte, c’était ça, la cause première de tout.
Mais il ne s’agissait pas uniquement d’économie, ni de drogue. Il s’agissait de l’abandon des valeurs. C’était remplacer le dur labeur par la commodité. C’était dire que le Starbucks le plus proche était plus important que chez soi.
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