- Tu devras rester tranquille pendant trois jours et ça devrait aller. Et évite de te pencher en avant.
- Oui, merci Madame la mage. Je ferai comme vous avez dit. Comment puis-je m'acquitter de ma dette ? demanda-t-il.
- Tu sais bien qu'au Royaume de Tiberea, les mages dispensent leurs soins sans contrepartie mon garçon. Mais si tu tiens à me remercier, la prochaine fois, demande-moi simplement de te soigner, sans me mentir.
- Vous mentir ? Mais... jamais je n'oserais vous mentir !
- Très bien mon garçon. Alors tu diras à ces "escaliers" que s'ils recommencent, ils auront affaire à moi.
Yelad referma la porte de la boutique avec le sentiment étrange d'avoir échappé à la correctionnelle, mais d'avoir désormais des yeux dans le dos. Il remarqua toutefois qu'il avait déjà moins mal aux côtes.
Le pont tanguait. Sig le voyait onduler comme un ruban secoué par un enfant. Les nausées avaient repris dès qu'il avait commencé la traversé. Sig mis son état sur le compte du vertige. Il n'était pas habitué aux hauteurs et encore moins à surplomber le gouffre. Cet abîme était sans fond. Il n'avait pas besoin de s'approcher du bord du pont, qui était suffisamment large pour laisser passer dix hommes de front, pour sentir le vide autour de lui. C'était une sensation oppressante qui enserrait tout son être. Il la sentait dans son cœur, dans son ventre, dans ses poumons et dans sa tête. Il ne s'était pas attendu à y être à ce point sensible et il réalisa que la traversée allait lui prendre plus de temps que prévu.
- Je dors dans un hamac, à l'arrière de la maison. Je trouve l'air de la nuit particulièrement vivifiant. Et comme tu peux le constater, malgré mes cent-cinquante-trois ans, je me porte comme un charme.
- Vous avez cent-cinquante-trois ans ? s'exclama Ned.
- Mais qu'est-ce qui m'a fichu un bonhomme aussi crédule ? Non, Ned, je n'ai pas cent-cinquante-trois ans, personne ne vit aussi longtemps, à part ce bougre de Llarsham, évidemment. C'était une petite blague pour tenter de détendre l'atmosphère.
Dans quoi Ned s'était-il embarqué ? Qu'est-ce que ce vieux fou qui riait à ses propres plaisanteries pouvait bien avoir à lui apprendre ?
- Tu vas avoir quatorze ans mon garçon. Dans deux ans, tu seras autonome. Le temps passe à une vitesse folle, j'ai l'impression qu'hier encore, tu étais un nourrisson dans mes bras.
Nireck était soudain plus mélancolique et Ned savait qu'il ne fallait pas intervenir. Son père revint soudain à lui et lui lança :
- Est-ce que tu crois qu'on pourrait se prendre deux jours pour aller bivouaquer dans la montagne ?
- Ce serait génial, papa !
Depuis qu'ils ne travaillaient plus ensemble, le temps passé avec son père lui manquait et il était si plongé dans sa nouvelle vie que jusqu'à cet instant, il n'avait pas réalisé à quel point.
Son cœur tapait dans sa poitrine et la sueur lui trempait le dos. Il sentait l'excitation se mêler à la peur à mesure que sa foulée rapide l'emportait à travers les fougères. Il percevait, plus qu'il n'entendait, la respiration saccadée de l'animal qui le traquait. Un dents-de-sabre à en juger par la discrétion de ses déplacements. Il trébucha sur une racine qui dépassait du sol et se releva en haletant avant de reprendre sa course. La mousse, qui tapissait les bois à cette époque de l'année, rendait sa progression plus difficile et, pendant un bref instant, il se demanda s'il allait y arriver.
La pluie de lui nuit dernière avait cédé la place à un soleil radieux. La nature autour de lui l'invitait à respirer à pleins poumons et il s'émerveillait de la vie qui foisonnait. Le printemps avait toujours été sa saison préférée. Il aimait voir les plantes et les créatures sortir de leur torpeur hivernale et donner leur pleine mesure. La nuit dernière, il avait pris conscience du caractère impitoyable de cette même nature, dans laquelle on pouvait passer du statut de prédateur à celui de proie en un rien de temps. D'une certaine manière, cela lui avait fait du bien.
Ned était pétrifié. Il vit sa vie défiler devant ses yeux. Tous les moments d'innocence qu'il n'aurait plus, quel que soit son choix, maintenant qu'il savait. Il pensa à son père, à Yelad. Malgré ce qu'il leur avait promis, il ne pourrait pas leur révéler ce qu'il venait d'apprendre sans les mettre eux aussi en danger.
Mais il ne pouvait pas ignorer un appel en son for intérieur. Lui qui s'était toujours imaginé quitter Suroch pour découvrir le monde entendait à présent une petite voix au fond de lui qui disait avec clarté : "c'est ton chemin".
- Écoute Nedfer, je sais que Yelad et toi lui jouez des tours de temps en temps. Je ne t'en veux pas, je faisais pareil à ton âge. Il est toutefois bon, parfois, de se mettre à la place des personnes à qui tu t'en prends et de te demander ce que tu ressentirais dans leur situation. Tu verras qu'il est toujours plus intéressant de rire avec quelqu'un que de rire de quelqu'un.
Lorsqu'il atteignit enfin les abords de la ville, il était déjà épuisé. Mais l'adrénaline prit le dessus. Sa ligne de départ, c'était là. C'est maintenant qu'il allait découvrir de quel bois il était fait.