AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de enzo92320


On éprouve donc dans sa chair l’appartenance de classe lorsqu’on est enfant d’ouvrier. Quand j’écrivais mon livre sur la révolution conservatrice, je pris à la bibliothèque quelques volumes de Raymond Aron, puisque c’est de lui que se réclamèrent – fort logiquement d’ailleurs – les idéologues qui tentèrent, au cours des années 1980 et 1990, d’imposer l’hégémonie d’une pensée de droite dans la vie intellectuelle française. En parcourant quelques échantillons de la prose sans relief et sans éclat de ce professeur sentencieux et superficiel, je suis tombé sur cette phrase : « Si j’essaie de me souvenir de ma “conscience de classe” avant mon éducation sociologique, je n’y parviens qu’à peine sans que l’intervalle des années me paraisse cause de l’indistinction de l’objet ; autrement dit, il ne me semble pas démontré que chaque membre d’une société moderne ait conscience d’appartenir à un groupe nettement défini, interne à la société globale et baptisé classe. La réalité objective des groupes stratifiés est incontestable, celle des classes conscientes d’elles-mêmes ne l’est pas. »

Il me semble surtout incontestable que cette absence du sentiment d’appartenir à une classe caractérise les enfances bourgeoises. Les dominants ne perçoivent pas qu’ils sont inscrits dans un monde particulier, situé (de la même manière qu’un Blanc n’a pas conscience d’être blanc, un hétérosexuel d’être hétérosexuel). Dès lors, cette remarque apparaît pour ce qu’elle est : un aveu naïf proféré par un privilégié qui croit qu’il fait de la sociologie quand il ne décrit rien d’autre que son statut social. Je n’ai rencontré ce personnage qu’une seule fois dans ma vie. Il m’inspira une aversion immédiate. J’exécrai, à l’instant même où je le vis, son sourire patelin, sa voix doucereuse, cette façon d’afficher son caractère posé et rationnel, tout ce qui au fond n’exprimait rien d’autre que son ethos bourgeois de la bienséance et de la modération idéologique (alors que ses écrits sont empreints d’une violence que ne manqueraient pas de percevoir ceux contre qui elle s’exerce, s’il leur arrivait d’en prendre connaissance : il suffit de lire, entre autres, ce qu’il écrivait des grèves ouvrières dans les années 1950 ! On a parlé de sa lucidité parce qu’il avait été anticommuniste quand d’autres s’égaraient dans le soutien à l’Union soviétique. Mais non ! Il était anticommuniste par haine du mouvement ouvrier et il s’était constitué comme le défenseur idéologique et politique de l’ordre bourgeois contre tout ce qui pouvait ressortir aux aspirations et mobilisations des classes populaires. Sa plume, au fond, était mercenaire : un soldat enrôlé au service des dominants et de leur domination. Sartre eut mille fois raison de l’insulter en Mai 68. Il le méritait amplement. Saluons la grandeur de Sartre, qui osa rompre avec les règles imposées de la « discussion » académique – elles favorisent toujours l’orthodoxie, qui peut s’appuyer sur l’« évidence » et le « bon sens », contre l’hétérodoxie et la pensée critique – quand il devint important d’« insulter les insulteurs », comme nous y invite une belle formule de Genet qu’on ne devrait jamais oublier de prendre pour devise).

Pour ce qui me concerne, j’ai toujours éprouvé au plus profond de moi-même le sentiment d’appartenir à une classe. Ce qui ne signifie pas l’appartenance à une classe consciente d’elle-même. On peut avoir conscience d’appartenir à une classe sans que cette classe ait conscience d’elle-même en tant que classe, ni en tant que « groupe nettement défini ». Mais un groupe dont la réalité est malgré tout éprouvée dans les situations concrètes de la vie quotidienne. Par exemple, quand ma mère nous emmenait, mon frère et moi, les jours où nous n’avions pas école, chez les gens qui l’employaient comme femme de ménage. Pendant qu’elle travaillait, nous restions dans la cuisine, et nous entendions sa patronne lui demander d’accomplir telle ou telle tâche, lui adresser compliments et reproches (un jour, lui disant : « Je suis très déçue ; on ne peut pas vous faire confiance », et ma mère arrivant en larmes dans la cuisine, où nous étions effarés de la voir dans un tel état. Et le dégoût que j’éprouve encore, quand j’y repense – ah ! ce ton de voix ! –, pour ce monde où l’on humilie comme on respire, et la haine que j’ai conservée de cette époque pour les rapports de pouvoir et les relations hiérarchiques). J’imagine que, chez Raymond Aron, il y avait une femme de ménage, et que, en sa présence, il ne lui vint jamais à l’esprit qu’elle avait, elle, « conscience d’appartenir à un groupe social » qui n’était pas le sien, lui qui apprenait sans doute à jouer au tennis pendant qu’elle repassait ses chemises et lavait le sol de la salle de bains sous les ordres de sa mère, lui qui se préparait aux études longues et aux filières prestigieuses quand ses enfants à elle, au même âge, se préparaient à entrer en usine, ou y étaient déjà entrés. Quand je vois des photos de lui dans sa jeunesse, de sa famille, c’est le monde bourgeois qui s’y montre dans toute sa satisfaction de soi (une satisfaction consciente d’elle-même, à n’en pas douter). Et il ne s’en aperçut pas ? Même rétrospectivement ? Quel sociologue !





Ont apprécié cette citation (5)voir plus




{* *}