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Citation de Kichigai


— Une chose très simple. Tu es mort. »

Trattori n’est pas un plaisantin, surtout dans son cabinet médical.

Je balbutie : « Mort ? Comment cela, mort ? Une maladie incurable ?

— Pas la moindre maladie. Je n’ai pas dit que tu dois mourir. J’ai dit seulement que tu es mort.

— Drôle de discours. Si toi-même tu disais il y a un moment que je suis l’image de la santé ?

— Sain oui. On ne peut plus sain. Mais mort. Tu t’es conformé, tu t’es intégré, tu t’es homogénéisé, tu t’es inséré âme et corps dans le tissu social, tu as trouvé ton équilibre, la tranquillité, la sécurité. Et tu es un cadavre.

— Ah ! tant mieux. C’est une allégorie, une métaphore. Tu m’avais fait prendre une de ces peurs !

— Pas si allégorique que ça. La mort physique est un phénomène éternel et au fond extrêmement banal. Mais il y a une autre mort, qui quelquefois est encore pire. L’abandon de la personnalité, le mimétisme par habitude, la capitulation devant le milieu, le renoncement à soi-même… Mais regarde un peu autour de toi.

Mais parle avec les gens. Mais ne te rends-tu pas compte qu’au moins soixante pour cent d’entre eux sont morts ? Et le nombre augmente chaque année. Éteints, nivelés, asservis. Ils désirent tous la même chose, ils font le même discours, ils pensent tous la même chose, exactement la même. Ignoble civilisation de masse.

— Ce sont des histoires. Maintenant que je n’ai plus les cauchemars d’autrefois, je me sens bien plus vivant. Bien plus vivant maintenant quand j’assiste à une belle partie de football, ou quand j’écrase l’accélérateur à fond.

— Pauvre Enrico. Et bénies tes angoisses d’autrefois. »

J’en ai assez. Trattori a réussi à me porter vraiment sur les nerfs.

« Et alors, si je suis mort, comment expliques-tu que je n’ai jamais si bien vendu mes sculptures que ces derniers temps ? Si j’étais aussi ramolli que tu le dis…

— Pas ramolli. Mort. Il y a aujourd’hui des nations entières qui ne sont faites que de morts. Des centaines de millions de cadavres. Et ils travaillent, construisent, inventent, se donnent un mal terrible, sont heureux et contents. Mais ce sont de pauvres morts. À l’exception d’une microscopique minorité qui leur fait faire ce qu’elle veut, aimer ce qu’elle veut, croire en ce qu’elle veut. Comme les zombis des Antilles, les cadavres ressuscités par les sorciers et envoyés travailler aux champs. Et quant à tes sculptures, c’est précisément le succès que tu as et qu’autrefois tu n’avais pas qui démontre que tu es mort. Tu t’es adapté, tu t’es mis aux mesures, tu t’es ajourné, tu t’es mis au pas, tu as coupé tes épines, tu as baissé le drapeau, tu as démissionné de ta folie, de ta révolte, de tes illusions. C’est pour cela qu’aujourd’hui tu plais au grand public, au grand public des morts. »

Je me lève d’un bond. Je n’y tiens plus.

« Et toi, alors ? lui demandé-je furieux. Comment se fait-il que tu ne parles pas de toi ?

— Moi ? » Il secoue la tête. « Moi aussi, bien sûr. Mort. Depuis des années. Comment résister, dans une ville comme celle-ci ? Cadavre moi aussi. Il ne m’est resté qu’un soupirail… peut-être par scrupule professionnel… un soupirail par lequel je réussis encore à voir. »

Maintenant il fait vraiment nuit. Et le beau brouillard industriel a la couleur du plomb. À travers les vitres, on réussit à peine à distinguer la maison d’en face.

[CHEZ LE MÉDECIN]
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