Vidéo de Dominique Falkner
Je décidai de passer la nuit dans une des nombreuses cabanes de rondins où logeaient les travailleurs mexicains qui passaient l'été à Door County. La porte n'était pas verrouillée. Quatre grands sommiers en métal étaient alignés les uns à côté des autres, près d'une essoreuse de linge à manivelle. (...) Des cartes postales de Guadalajara et de Chihuahua étaient épinglées au mur, et les étagères étaient couvertes de crottes de souris. Je parvins à allumer une lampe à pétrole et sortis inspecter les environs, et plus particulièrement le petit cimetière mennonite près du verger. Il était envahi d'herbes folles. Les croix des tombes étaient en fer. "Je t'avais bien dit que j'étais malade", était écrit sur l'une d'elles en guise d'épitaphe.
Je me suis levé de table pour aller à la salle de bain où je me suis arrêté deux secondes devant mon visage implacablement renvoyé par la glace de l'armoire à pharmacie, comme si j'avais affaire à un parfait inconnu, un quelconque vendeur de voitures un peu malhonnête, elle avait vu juste, je le découvrais avec stupeur, qui en voulait à mon pognon et rien d'autre. Un type louche dont j'allais devoir apprendre à me méfier.
Il aperçut Juan, le passeur, le pollero, le coyote dans l’argot des clandestins, qui allait d’un homme à l’autre pour secouer ceux qui dormaient encore.
Il faut forcément avoir quelque chose à dissimuler pour écrire. Est-ce que j’exagère ? Ce n’est pas si évident. Quand on a consacré dix ans de sa vie à une activité, soit presque la totalité de ses années adultes, il faut se poser des questions. Je n’attends pas de réponses bien sûr. D’épiphanies. D’ailleurs, le chemin amenant à se poser une question m’a toujours plus intéressé que la réponse elle-même.
Aujourd’hui que j’ai renoncé à l’écriture romanesque, il n’y a plus de doute, et encore moins de romans en chantier pour l’embellir ou l’auréolé de mystère, ce doute : ma naissance précipita bien cette course contre la montre qui me charrie inexorablement, sauf-conduits littéraires ou pas, vers le jour où il faudra me taire à jamais.
Les paysans ont disparu aussi, il n'en reste plus qu'une poignée alors que le pays en comptait dix millions encore, il y a cinquante ans, et les deux que je croisais m'observèrent comme s'ils venaient d'apercevoir un réfugié syrien en train de sauter les barbelés de leur champ.J'ai continué mon chemin sans y prêter attention et quand je me suis retourné plus loin, j'ai constaté qu'ils me regardaient toujours comme s'ils avaient la berlue.
Je suis en manque de ma ferme, des chevreuils qui me rendent visite le soir, que je nourris des reinettes du pommier. Des serpents qui vivent dans la grange. Des chats sauvages qui se battent jusqu’au sang les nuits de pleine lune. Des coyotes qui rôdent autour de l’étable à l’approche du mauvais temps. Des routes désertes de la péninsule où on ne croise jamais personne si ce n’est un vieux rancher dans un pick-up brinquebalant.
Toute la soirée, la tempête de neige s’est déchaînée, tandis que j’écoutais en boucle les Leçons de ténèbres pour viole de gambe de François Couperin, que la maison en bois craquait sous la furie des éléments, que j’assistais au spectacle de derrière les vitres de la cuisine, enfournant de longues bûches dans le poêle à bois, savourant ce qui me restait de sou-chong, comme si j’étais le dernier homme sur terre.
"Ils reprirent la route à travers des contrées désertiques toujours plus assommées de chaleur, sans points d'eau ni traces de vie, avec pourtant ici et là des vestiges insolites qui semblaient affirmer un passé."
Je ne vais pas bien depuis quelques jours, vomis des filets de sang noir. Le sang des tripes. Le sang des tripes est noir comme ses yeux, me dis-je soudain à voix haute, connement. Je l’écris quand même sur un bout de papier, avec le sentiment de tenir une piste, d’avoir un début de paragraphe. Rien de plus ne vient, mais je comprends d’un coup que c’est comme ça qu’il faut écrire : sans se forcer, au moment exact de la souffrance, tous les sens en alerte ; écrire pour ne plus avoir mal.