Bouche du diable.
Une des bouches de l’enfer se profile du puits minier abandonné et glacial de la Katie Lewellyn, à Cripple Creek, ville du Colorado située à 3 000 mètres d’altitude. Timothy Sunblade et Virginia, les deux anges déchus du roman noir d’Elliott Chaze (1915-1990) vont s’y brûler les ailes et s’y abîmer, le corps et l’âme. Tim s’est évadé de prison. Il s’échine depuis plusieurs mois sur une plate-forme de forage. De repos à son hôtel de Krotz Spring, en Louisiane, il croise Virginia, bombe sensuelle, prostituée en fuite après le démantèlement d’un réseau de call-girls : « Elle avait des yeux gris lavande et ses cheveux couleur d’or pâle paraissaient très souples, enserrant sa tête de volutes… ». Alors qu’il s’en défend, Tim déclare vite son amour à Virginia, fine guêpe : « Tu ne rendras jamais heureux personne, Tim… Pas heureux de façon permanente, je veux dire. Ton amour est facile à avoir et facile à perdre ». Les amants maudits en cavale montent un coup pour toucher le pactole. Le détournement d’un fourgon blindé exige une préparation minutieuse où rien n’est laissé au hasard hormis la culpabilité qui taraude car la mise à mort d’un innocent n’est pas facile à oublier pour Tim et Virginia : « Quand on s’imagine enfoncer un couteau dans quelqu’un, l’image est faite entièrement de chair et d’acier, sans os ».
Timothy Sunblade déroule son récit et tous les faits et gestes passent par le prisme de son regard. Froid, méthodique, analytique, le discours de Tim est sans concession. Il dit ce qu’il ressent, sans fard et sans paravent, mettant le lecteur en marge de l’histoire. Il ne se dégage aucune empathie pour les personnages et c’est la limite de ce roman âpre et dur. A aucun moment le lecteur ne compatit à la fatalité et aux avanies qui frappent les protagonistes. En revanche, la tension permanente entre Tim et Virginia, leur relation passionnelle et ambiguë est une prouesse narrative de tous les instants. Qui va tromper l’autre ? Sous quelle forme ? Le jeu de dupes reste une réussite inoubliable. La nouvelle traduction française presque 60 ans après celle de 1954 restitue l’intégralité de l’œuvre dans le fond et la forme. Construit en six parties, le roman, classique quant aux thèmes traités, cavale, braquage, femme fatale, n’en épouse pas moins une machiavélique trajectoire circulaire autour des puits, véritables gueules de l’enfer où gîtent tous nos démons intérieurs. A noter la couverture des éditions Payot illustrée par une photographie de Bernard Pesce.
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C'est en lisant le journal ou la correspondance de JP Manchette, je ne sais plus, que celui-ci cite ce roman de Chaze dans ce qui pour lui surnage de la production d'alors. J'étais curieux de vérifier si cet honneur était fondé, et somme toute oui.
L'histoire paraît aujourd'hui classique. Un voyou et une prostituée se rencontrent par hasard dans un bled perdu, certainement parce qu'ils ont besoin de se faire un peu oublier. le point commun de l'un comme de l'autre ? Une soif d'argent, de beaucoup d'argent, à obtenir par tous les moyens. Les deux ne partagent que leur égoïsme et leur cynisme, sont prêts à trahir ce partenariat forcé sans vergogne. Dans leur périple meurtrier, il y aura bien quelques étincelles d'amour, mais ils savent que celui-ci n'est pas fait pour eux : je t'aime moi non plus…
Il n'y a pas un suspens fou : c'est l'homme le narrateur, ses jours sont comptés puisqu'il clume dans une prison en attendant la peine de mort. En revanche le style et l'écriture sont assez punchy, notamment dans le premier tiers du récit.
- Je suis fatiguée, répondit-elle. (Elle avait gardé son imperméable métallisé et avait posé ses mains sur ses genoux.) Ne perdons pas de temps à blaguer.
- D'accord.
- Il ne faut jamais blaguer avec une putain fatiguée, dit-elle. Personne ne peut être aussi fatigué qu'une putain fatiguée.
On notera que l'un des fantasmes de Virginia, la prostituée, est de nager de bonheur dans un tas de billets verts, une scène qui sera reprise par Manchette dans « Fatale ».
Il semble que cela soit le seul livre de Chaze traduit en français. Dommage, car dans le genre hard boiled et noir, c'est du bel ouvrage.
Enfin, je n’ai pas vu l’adaptation cinématographique de Jean-Pierre Mocky, réalisée en 1980.
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