Marcher, marcher encore, machinalement. Par habitude ou peut-être par instinct. Marcher toujours, d'une foulée monotone, avec mon ombre pour seule compagne. La voir grandir peu à peu et, pour continuer de progresser, se fixer comme objectif de rattraper cette chancelante mais fidèle complice.
Zoran roulait sur le Danube au moment où les sirènes de Novi Sad avaient entamé leur sinistre mugissement, comme un appel à la terreur. Il se savait trop exposé et avait appuyé sur l'accélérateur. Il avait peut-être franchi la moitié du pont lorsque, alerté par un vrombissement de moteurs que sa radioà tue-tête ne couvrait pas tout à fait, il avait levé les yeux vers le ciel enténébré. Juste à temps pour repérer les lumières du jet au-dessus de la ligne d'horizon, trop tard pour espérer se sortir de là. Déjà l'éclair d'une bombe jaillissait des entrailles de l'avion et versait sur l'abîme.
De toute manière, richesse de biens est un fardeau pour qui se déplace souvent. C'est pour cette raison que les Blancs sont devenus sédentaires. Et pour cette race cupide et arrogante, le besoin de possession est une maladie tellement honteuse qu'elle les pousse à se barricader de leurs voisins pour se protéger d'une possible intrusion. Les Amérindiens, eux, n'ont jamais arrêté les limites de leur domaine, car ils estiment que la terre ne leur appartient pas. Il parcouraient les Grandes Plaines au gré des saisons, profitant avec humilité des bienfaits que leur offrait la nature, sans jamais oublier de l'en remercier.
Ils [les Blancs] n'ont pas compris qu'à nos yeux, la terre n'appartient à personne, et que l'idée de la vendre ou de l'acheter nous est aussi incongrue que celle de rendre monnayable l'air ou l'eau des océans. Selon un proverbe indien, "la terre ne nous a pas été donnée par nos parents, elle nous a été prêtée par nos enfants. Nous n'héritons pas de la terre de nos ancêtres, mais nous l'empruntons aux générations à venir." Car nous ne sommes que les tuteurs de la terre, rien de plus que ses gardiens. C'est la raison pour laquelle nous devons la traiter avec respect et déférence.
« Je prends conscience du prix que revêt le silence quand les pieds sont fatigués et que les pensées folâtrent, libres de toute attache. Et je reste là, immobile et contemplatif, à boire le soleil couchant par tous les pores, tout en m’imprégnant de cette vie tangible qui s’assoupit peu à peu. »
Les morsures du soleil sur ma peau sont pourtant bien réelles, et je donnerais mes mocassins pour pouvoir confier mon corps irradié à l'oasis d'un bouquet d'épineux ou au coeur ombragé d'une composition de rochers. Mais les collines verdoyantes qui se découpaient ce matin encore derrière moi ont fini par disparaître du regard, et le relief s'est métamorphosé sans même que je m'en aperçoive.
« Les Blancs n’ont jamais pu comprendre cela. Ils n’ont pas compris le mépris de mon peuple pour l’abondance matérielle. Ils n’ont pas compris que la véritable richesse de l’Homme rouge, c’est sa générosité, sa bravoure et l’harmonie qu’il entretient avec la nature et le monde des esprits.
Un Lakota n’est riche que de ce qu’il peut donner. »
" Le soleil offre à présent les bienfaits de ses baisers à la Terre Mère. L’ondulation de la plaine se mêle au souffle du vent pour chanter le Mystère et le bouleversement de mon âme, berçant ce paysage extatique au rythme profond d’une mélopée sacrée. »

Avisant le petit oreiller décoratif qui traînait sur le fauteuil à l’entrée, l'ombre se décida à modifier son mode opératoire. Elle s’empara de l’arme improvisée et s’approcha à pas feutrés, le cœur battant à tout rompre.
Elle appliqua fortement le coussin sur le visage du vieil ivrogne et se sentit littéralement débordée d’une exaltation démesurée.
Elle n’avait ressenti cela, lors de ses précédents meurtres, que lorsqu'elle avait étranglé Rastko Veljović. Elle n’oublierait jamais l’émotion sublime qui l’avait submergée tandis qu’elle lui enserrait le cou entre l’étau de ses doigts, comprimant inéluctablement l’arrivée d’air vers les poumons. Elle avait plongé son regard étincelant d’une haine irraisonnée dans les yeux étonnés de sa victime, et les avait vus se voiler avant de se révulser. Alors, dans une dernière convulsion, la vie sous sa paume s’était échappée et l’ombre était restée là pendant presque une heure, aux côtés de la mort, sans bouger, juste pour la contempler et pour profiter encore de cette bouffée de toute puissance qui l’avait portée aux nues.
Je me sens vulnérable, écrasé de solitude. La faim qui commence à se faire sentir me semble presque incongrue dans ce vide enivrant. Les quelques baies qui ont constitué mon déjeuner sont digérées depuis longtemps déjà. Bien sûr, le contenu du parflèche qui pèse à mon côté pourrait taire les protestations de mon estomac, mais j'ai déjà commencé à préparer le jeûne qui m'attend.