Eric Rondepierre : Placement
Assis sur les marches d'une maison de la Cité internationale universitaire de Paris dans le 14ème arrondissement,
Olivier BARROT présente et lit un extrait du livre de
Eric RONDEPIERRE "Placement",
enquête menée par l'auteur sur sa propre
enfance. Des images d'archives illustrent le programme.
J’ai dit que j’habitais l’image ; mais peut-être devrais-je dire que je suis son parasite ; par là, je n’entends pas dénoncer mon impureté, qui est pourtant intense, mais plutôt ma confiance louche et reconnaissante qui sent le chantage et le vol caractérisé ; toutefois, ce que je soustrais au film, celui-ci ne le retient pas, mais il l’exsude et l’abandonne, tel un excrément.
C’est dans ce paysage que prend place l’arrivée de
Laura, à l’automne 1998, en première année de Master,
fondue dans la masse anonyme des étudiants sur laquelle
les professeurs jetaient un vague regard, comme tous les
ans, enserrés dans la routine de la première semaine où
rien ne se passe que des présentations, des discours, des
fiches, des programmes, des mises au point. Est-ce au
cours de la première séance qu’il la repère ? Ou au début
de la seconde, grâce à l’entremise de Vincent Niével et Paul
Deray ? Avait-il déjà perçu en elle un aspect qui l’isolait de
ses condisciples, la marquant du sceau de la prestance ou
de la concentration ? Elle ne discutait avec personne. Elle
n’avait pas non plus l’air avachi et le regard vide, sa bouche
n’était pas cerclée d’un piercing ou déformée par la lente
rumination d’un chewing-gum ; elle n’était ni délurée, ni
maladivement timide, elle ne sortait pas de Sainte-Anne,
ne gloussait pas sans arrêt avant de parler.
Mais il me faut reconnaître que dès l’adolescence – le passé ne ment pas – le germe d’une théâtralité tous azimuts était en moi. J’allais bientôt au-devant des publics les plus divers, jetant mon corps et ma voix dans la recherche inavouée, risquée, d’une zone de jeu partagée. Aux limites de ce qui est acceptable dans le jeu social, je rencontrai l’innocence et l’ivresse de l’être, je les voyais se refléter dans le charme d’une parole, l’éclat d’un visage, l’exubérance d’un geste, la mise en jeu d’une relation et les miracles sans nombre qui nous mettent en contact avec cette « zone franche » dont le premier bienfait consiste à nous défaire quelques instants de l’économie rigoureuse du monde.
C’est aussi sur un banc, près de la fontaine – un de ces bancs visibles en arrière-plan, lorsque Cary Grant s’avance dans le jardin, le dos vêtu de sa gabardine éclairée par le soleil –, que j’ai appris à multiplier.