Le 30 avril 1945 notre liberté nous fut rendue, mais encore aujourd’hui, vingt et un ans plus tard à l’heure où j’écris ces mémoires, le choc psychologique des camps de concentration reste entier ; j’en suis toujours prisonnier.
De nombreux détenus et moi-même étions encore animés du désir de vivre. Même aujourd’hui, cette mystérieuse volonté me paraît toujours impossible à croire et à analyser. Notre esprit de résistance nous permettait de survivre dans un camp de concentration où la brutalité et la torture insensées nous entouraient en permanence, et où des êtres humains sombraient et mouraient impuissants, dans l’avilissement le plus total. Un instinct inexplicable nous permettait de percevoir le danger à distance et nous conditionnait à rester vigilants jour et nuit, à attendre patiemment le matin et à ne jamais abandonner.
Les premiers soubresauts de la joie se transformèrent peu à peu en déception. Aucun nid chaleureux ne nous attendait ; aucune main aidante, apaisante et réconfortante ne fut tendue pour panser nos blessures. Nos plaies encore fraîches continuaient de saigner et de nous torturer au moindre contact. Lentement nos espoirs disparurent – ceux-là mêmes qui nous avaient portés pendant si longtemps dans les camps de concentration – et laissèrent place à l’amertume et la résignation. Il n’était que trop évident que le monde libre ne nous comprenait pas.
Ma solitude et mon désespoir pesaient lourd sur mon esprit. Je craignais ne bientôt plus pouvoir supporter la pression physique et mentale, mais mon désir de vivre était plus grand que ma faiblesse.
Combien de fois ai-je moi-même entendu, surtout le soir, quand je suis seul, parler mes parents et ma sœur ? Je vois leur visage, souvent calme et apaisé. Mais lorsque soudain mon petit frère arrive, un tumulte fantomatique s'empare de mon esprit. Je me revois arraché de mon appartement; j'entends les cris de mes proches; j'imagine qu'ils ont crié ainsi dans les chambres à gaz ! Il n'y a que mon père que je vois calme, silencieux, l'air grave, dire à ma mère et aux enfants : "Il faut affronter les meurtriers avec calme. Il faut quitter ce monde avec fierté. Les meurtriers auront leur punition." Ma sœur qui a survécu m'a dit que ce furent les paroles de mon père à leur arrivée à Auschwitz.
Ce soir-là j’avais très faim et j’avais terminé mon assiette. Mon père, qui se tenait à côté de moi, avait à peine touché la sienne et la glissa devant moi. Je refusai d’abord sa portion mais il me força à manger. Avec son expression bienveillante et paternelle, il m’encouragea à ne pas perdre espoir, car le but premier des Nazis était de détruire nos âmes. Il me tira vers lui et m’exhorta passionnément à me battre pour ma vie. Ce présent apparemment inexorable finirait par laisser place à un futur plein de nouvelles perspectives.
Mes pensées et mes sentiments se rebellaient tout entiers contre l’idée que notre peuple était destiné à souffrir afin de remplir une certaine mission – une mission que je ne comprenais pas. Je refusais de laisser ma foi m’obliger à endurer souffrances, conspirations et tourments comme autant de tributs divins. Je ne pouvais pas prier ; je ne voulais pas prier. Les journées qui suivirent furent remplies du travail et de la monotonie de la vie du camp.
Aujourd'hui, plus de trente ans après, les jeunes gens posent souvent la question : "Comment est-il possible qu'un si grand nombre de gens, que l'on compte en millions, aient pu être conduits vers leur extermination sans résister, tels des agneaux vers l'abattoir ?" Du point de vue actuel, ces événements sont presque impossibles à croire ; mais j'espère, à travers la publication de ce livre, répondre au moins partiellement à cette question.
Je lui racontai mon sort et celui de mes parents et grands-parents. Profondément émue, elle me dit qu'elle me croyait. Elle avait pensé jusque-là que les histoires de ce genre n'étaient que pure propagande disséminée par l'armée occupante pour ternir la réputation des Allemands. Je compris alors qu'il s'agissait de l'opinion de la jeunesse d'après-guerre, éduquée dans une démocratie.
Si ces gens-là estiment que le règne sanglant des Nazis n'est qu'une invention de la propagande, je veux contribuer à briser ces illusions. Je dois la vérité à mes parents qui furent gazés à Auschwitz. Je la dois à mon petit frère si drôle et pétillant, ainsi qu'à ma petite sœur délicate, tous deux assassinés dans les chambres à gaz d'Auschwitz.