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Citation de mimo26


Viens.
Chacune a reçu le même message. Viens. Et chacune est venue.
Il est là, alité, la tête un peu inclinée sur l’oreiller, il ne la soulève pas, il n’en a pas la force. Il trouve celle de leur sourire pourtant et ses yeux clairs trahissent une résignation que Lise et Manon ne lui connaissent pas. Chacune se penche, l’embrasse, la peau est fine sur les tempes.
Je suis venue, papa, je suis là. Ses paupières répondent.

Oui. Lise s’assied sur le lit, tout près de lui, Manon se glisse à ses côtés. Deux silhouettes embrassées l’une à l’autre. Chacune pose sa main sur celle de leur père, elle est fraîche et douce, elle ne bouge pas et, comme un détail, la forme de l’ongle de son pouce, si caractéristique, s’imprime sur la rétine des deux femmes, Lise et Manon. Elles ignorent pourquoi cela les frappe et sans
doute est-ce la preuve que cette main abandonnée sur le drap blanc est bien celle de leur père, la main de Jo.
Elles restent longtemps dans cette immobilité fragile.
On leur murmure il faut partir maintenant. Elles auraient voulu encore lui dire des paroles apaisantes,lui dire tout va bien. Elles se lèvent doucement. Vous reviendrez demain.
Elles sont debout, côte à côte, le regard happé par son visage. Elles sont debout devant le visage de Jo. Les paupières pâles cachent les yeux, les beaux yeux verts, presque bleus parfois, sa bouche s’est un peu entrouverte
dans le sommeil et elles donneraient tout pour entendre, là, tout de suite, le rire de Jo, sa voix, ses doigts sur l’ivoire du clavier. Dans son grand corps amaigri allongé sous le drap blanc, son coeur est un frémissement d’aile
de papillon.
Elles quittent à regret la chambre. Sortent ensemble dans le silence de la nuit qui s’avance, la longue nuit qu’elles s’apprêtent à partager.
Elles se tiennent la main.
Depuis le début. Depuis toujours.
Depuis toujours, elles se connaissent. Ne se souviennent pas de l’une sans l’autre, ont toujours existé ensemble. De tout temps. Même si, à l’évidence, l’une a passé une année, presque deux, sans l’autre.
Manon est née après Lise, une poignée de mois, un infime décalage attesté par l’état civil, juste le temps pour l’une de devancer l’autre dans la marche, l’entrée dans le langage. Manon grandit, rattrape la taille de Lise à moins que ce ne soit Lise qui attende Manon. On dit d’elles qu’elles sont inséparables. Elles ne se ressemblent pas, brune aux yeux d’obsidienne et blonde aux yeux d’ambre, elles ne se ressemblent pas et pourtant, très vite
se mêlent les jeux et les âges, l’on oublie de distinguer l’aînée de la benjamine, la benjamine de l’aînée et leur complicité tient les autres au seuil de leur monde.
Elles ne se souviennent pas de l’une sans l’autre et elles gardent en elles la trace indélébile de la peur de se perdre.
Elles n’ont pas de souvenirs non plus d’avant les cris et les disputes. Il a dû y avoir un avant, bien sûr, un jour heureux de mariage, les albums photos qu’elles feuilletaient autrefois montrent la robe blanche et les sourires à la sortie de l’église, les invités endimanchés et la tablée des noces. Les photos ne mentent pas, alors Lise et Manon longtemps s’attacheront à celles qui disent le lien, l’amour, elles semblent d’un temps lointain, en amont de leurs naissances. Sur certaines Béné et Jo sont réunis, avec des sourires parfois. Des baisers, jamais.
Elles n’ont jamais vu leurs parents s’embrasser.

Les premiers souvenirs, les plus anciens, s’amoncellent dans leurs pensées comme des nuages dans un ciel d’orage, ils se déforment, images mouvantes et précipitées.
Fragiles et fugaces. Du début, elles ne se souviennent pas, bien sûr. Pas vraiment. Plus que des images sont tapies tout au fond des empreintes sensorielles. Des impressions que le corps garde en mémoire.
Pour Lise et Manon, les premières sensations de la maison, c’est le sourire de Jo, ce sourire un peu carnassier qui dévoile les dents, qui devient rire, sa bouche joyeuse et le son de sa voix, un chant, une berceuse peut-être.
C’est le parfum de Béné, elle l’a longtemps porté, ce sont ses gestes de prudence, ses bras et sa poitrine qui retiennent les pas plus qu’ils ne les accompagnent.
La rivière en contrebas attise les frayeurs de Béné.
Elle a peur, Béné, tout le temps, de tout. Elle anticipe le mauvais, pour le conjurer peut-être ou bien s’y préparer, on ne sait pas, et sa peur transpire dans sa manière de proférer des conseils menaçants, d’ériger autour de sa
couvée des barrières d’interdits assorties de scénarios catastrophes. Ces mots-là, Lise et Manon les utiliseront plus tard pour parler de leur mère, pour l’instant, elles sont deux petites filles à peine habitées de langage, elles
engrangent l’idée d’une étrange menace, l’idée que le monde alentour est un lieu de danger.
Pourtant, il y a aussi les épaules de Jo. Un refuge en altitude ou une tour de guet. Les puissantes paumes paternelles s'emparent des corps d'enfant, les décollent de terre, les longues mains s’envolent par-dessus la tête pour installer à califourchon sur la nuque les fillettes qui éprouvent, dans un même mouvement, la frayeur et la confiance et la joie absolue de trôner au-dessus de tout.
Il y a, de retour au sol, les chatouilles de Jo, ses doigts qui courent sur leur ventre à perte de souffle dans les éclats de rire, et encore l’infinie patience de Jo quand il leur montre le dos luisant d’un lucane, la fragilité d’une fleur
de haricot ou les contorsions d’une chenille.
Les premières images se résument à un monde clos, un univers circonscrit à la petite maison. On dit maison parce qu’elle est plantée sur un terrain, on se croit les rois avec un jardin. Si l’on y regarde de plus près, c’est fragile,
c’est amovible, une sorte de grande cabane échouée, rafistolée, avec une chambre pour les filles, une salle d’eau minuscule et le confort d’un auvent dont la surface double ce qui s’appelle habitation. C’est précaire, ça n’a
ni racine ni fondation, peut-être que la maison pourrait s’envoler jusqu’au Pays d’Émeraude du magicien d’Oz, comme celle de Dorothy. C’est chez elles pourtant, c’est là qu’il y a les bras de papa et de maman, leur chaleur à
tous les quatre. C'est là que sont leurs deux petits lits, collés l'un à l'autre par la force des choses et le si peu d’espace et, dans cette proximité des corps et des souffles,c'est là qu'elles se retrouvent, deux, sortant la main des couvertures, se reliant comme si elles n’étaient qu’une pour franchir l’entrée dans le sommeil.

Quatre. Maman, papa, Lise et Manon. Deux fillettes et leurs parents à peine sortis de l’enfance.
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