"La perception nous dévoile des lieux dotés d’ambiances et
d’atmosphères. Ces lieux se distinguent à partir des histoires qui
les définissent : ils expliquent pourquoi le réel se découpe en zones
singulières et pourquoi il n’est pas qu’une vaste étendue
homogène. Si une philosophie des lieux doit selon nous se
substituer à une simple théorie de l’espace, une philosophie de
l’histoire doit se substituer aux simples considérations sur le
temps. Un individu qui perçoit des lieux différents et non des
objets dans un espace homogène ne perçoit pas non plus une vaste
étendue uniforme soumise à une temporalité générale : il entre
dans des lieux qu’il parcourt comme il entre dans des historicités
différentes. C’est la raison pour laquelle nous rejoignons les
analyses de Henri Lefebvre qui pose les linéaments d’une
« rythmanalyse ». Chaque lieu possède ses propres rythmes.
Comme le note le philosophe dans sa remarquable « rythmanalyse
des villes méditerranéennes », une ville se construit à partir de
rythmes : l’homme ne vit pas dans le temps, mais selon des
tempos, dans des endroits soumis aux vitesses ou aux lenteurs
plutôt qu’à « la » seule durée. Le temps n’est pas cette simple
succession au sein de laquelle prennent place indifféremment des
objets. Les objets, les événements ont un rythme bien à eux à
travers lequel l’expérience du temps est singulière. Comprendre
une ville c’est la saisir depuis ses rythmes."
L'homme simplifié, 2020, p. 227.
"L’être humain ne peut avoir conscience de la mort (sa fin) que s’il
possède en retour une conscience de sa naissance (son début).
Entre son origine et sa destination existe un trajet dont la
représentation correspond à son espérance de vie. Mais ce
cheminement est temporel et l’être humain a l’intuition de sa
transformation existentielle. La temporalité est une temporalisation
qui le fait grandir, le fait devenir adulte ou vieux. Le temps n’est
donc pas la simple succession où la conscience garde en mémoire
le passé sous forme de rétention et anticipe de futurs événements.
La notion d’âge s’inscrit ainsi dans un réseau lexical : mort,
naissance, longévité, temporalité et transformation de soi dans la
durée – dont on imagine difficilement la séparation puisque leur
compréhension est logiquement solidaire [...] . Les autres
espèces connaissent plutôt des émotions à l’égard de leur situation
actuelle (peur, crainte, espoir), mais non par rapport à leur vie
entière dont elles auraient une intuition (peur de vieillir, tristesse de
voir le temps passer, regret de ne pas avoir fait telle chose…)."
L'homme simplifiée, 2020, pp. 109-110.
"Darwin ignore le fait que l’aide aux plus défavorisés suppose
une conception du malheur, de l’injustice, de la responsabilité ou
de la malchance. En effet, si on considère que les malheurs d’une
personne relèvent uniquement d’elle-même (et non des
circonstances externes ou sociales qui créent des conditions
néfastes) ; si on suppose encore que le sort des plus défavorisés
s’explique en raison de ce qu’ils font plutôt qu’en raison des
événements qu’ils subissent – alors cette représentation
personnelle ou collective suffit à fragiliser la solidarité puisque les inégalités seront considérées comme justes. Si une société estime que les pauvres le sont à cause d’eux-mêmes, ou que notre santé est de notre responsabilité, alors la solidarité entre membres se trouve amoindrie. C’est tout un ensemble (représentations du malheur, de la malchance et de la responsabilité) qui peut rendre compte de la solidarité, et non la simple opposition à la lutte pour l’existence pour qui constate la présence de personnes dépendantes ou défavorisées."
L'homme simplifié, 2020, p. 258
"La tradition est donc une réponse
à un souci existentiel, une réponse contre une menace potentielle,
contre la dissolution ou l’auto-destruction sociale. Les traditions
ont pour fonction de définir l’identité des membres du groupe : or,
les autres espèces se contentent juste d’innover d’un point de vue
comportemental afin uniquement de répondre à des pressions
environnementales (manger, chasser…). Qu’il s’agisse du lavage
des pommes de terre chez les macaques, de traditions chez les
dauphins – rien de tout cela n’est fait pour que cela « reste », « se
conserve », « se maintienne » ; rien de tout cela n’a pour objectif de
construire ou de maintenir l’identité du groupe. Le verbe « être »
seul suffit pour la description : l’habitude a été contractée et se
répète. Aussi, il conviendrait de distinguer les traditions qui
définissent l’histoire d’une société, des habitudes qui modifient les
bandes de singes, les groupes de baleines et qui ne sont soumis qu’au
devenir. Mais un devenir n’est pas une histoire."
L'homme simplifiée, 2020, pp. 312-313
"Les êtres humains qui apprennent une langue conventionnelle sont
confrontés au problème de la bonne compréhension qui exige que
chacun s’assure de l’interprétation correcte des gestes et des
discours : Vladimir Jankélévitch rappelle en ce sens que le
malentendu est un problème spécifique aux communications
humaines et inexistant chez les autres espèces (l’enseignant espère
se faire comprendre de l’élève, le traducteur retranscrire fidèlement
telle langue, le couple lever ses quiproquos, l’individu corriger
l’erreur d’interprétation pressentie chez son auditeur, le
commentateur correctement interpréter son auteur, etc.).
L’exigence d’une bonne compréhension devient une situation-limite
imposée à des êtres dont la langue conventionnelle rend
possibles l’ambiguïté, la confusion et l’incompréhension : le sens
des mots et les intentions sont constamment source de
malentendus. S’exprimer pour l’homme, c’est donc toujours, et
nécessairement, chercher à bien communiquer"
L'homme simplifié, 2020, pp. 32-33