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Citation de Nastasia-B


Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien. La condition essentielle pour être un homme pratique, c'est l'absence de sensibilité. La qualité principale, dans la conduite de la vie, est celle qui mène à l'action, c'est-à-dire la volonté. Or, il est deux choses qui entravent l'action : la sensibilité et la pensée analytique, qui n'est elle-même rien d'autre, en fin de compte, qu'une pensée douée de sensibilité. Toute action, par nature, est la projection de notre personnalité sur le monde extérieur, et comme celui-ci est constitué, pour sa plus grande partie, d'êtres humains, il s'ensuit que cette projection de notre personnalité revient, pour l'essentiel, à nous mettre en travers du chemin de quelqu'un d'autre, à gêner, blesser et écraser les autres, selon notre façon d'agir.
Pour agir, il faut donc que nous ne puissions pas nous représenter aisément la personnalité des autres, leurs joies ou leurs souffrances. Si l'on sympathise, on s'arrête net. L'homme d'action considère le monde extérieur comme formé exclusivement de matière inerte — soit inerte en elle-même, comme une pierre sur laquelle il passe ou qu'il écarte de son chemin ; soit inerte comme un être humain qui, n'ayant pu résister, peut être un homme tout aussi bien qu'une pierre, car il le traite de la même façon : il l'écarte du pied, ou il lui passe dessus.
L'exemple suprême de l'homme pratique, car son action se caractérise autant par sa concentration que par son importance, c'est le stratège. La vie entière est une guerre, et toute bataille, par conséquent, est une synthèse de la vie. Or, le stratège est un homme qui joue avec les vies humaines comme le joueur d'échecs avec les pièces de l'échiquier. Que deviendrait le stratège s'il pensait que chaque coup de ce jeu apporte la nuit dans mille foyers, et la douleur dans trois mille cœurs ? Que deviendrait le monde si nous étions humains ? Si l'homme sentait vraiment, il n'y aurait pas de civilisation. L'art sert d'issue à la sensibilité que l'action s'est vue obligée d'oublier. L'art est la Cendrillon qui reste à la maison, parce qu'il l'a bien fallu.
Tout homme d'action est, essentiellement, énergique et optimiste, car si l'on n'éprouve rien, on est heureux. On reconnaît un homme d'action à sa perpétuelle bonne humeur. Quiconque travaille malgré sa mauvaise humeur n'est qu'un élément subsidiaire de l'action ; il peut être dans la vie, la vie dans sa grande généralité, un aide-comptable, comme je le suis dans mon cas particulier. Mais il ne peut, en aucun cas, commander aux choses ou aux hommes. Le commandement exige l'insensibilité. On gouverne si l'on est joyeux, car, pour être triste, il faut sentir.
Mon patron Vasquès a conclu aujourd'hui une affaire qui a ruiné un homme malade et sa famille. Tandis qu'il réalisait cette affaire, il a complètement oublié que cet individu existait, sauf comme adversaire sur le plan commercial. L'affaire une fois conclue, la sensibilité lui est revenue. Seulement ensuite, bien entendu, car si elle lui était revenue avant, l'affaire ne se serait jamais faite. « Ce pauvre type me fait de la peine, me dit-il. Il va se trouver dans la misère. » Puis, en allumant un cigare, il a ajouté : « En tout cas, s'il a besoin de moi pour quoi que ce soit — sous-entendu : pour une aumône quelconque —, je n'oublierai pas que je lui dois une bonne affaire qui me rapporte un sacré paquet. »
Mon patron Vasquès n'est pas un coquin : c'est un homme d'action. L'homme qui a perdu la partie peut en effet, car mon patron Vasquès est un homme généreux, compter sur ses aumônes à l'avenir.
Tous les hommes d'action ressemblent à mon patron Vasquès — chefs d'entreprises industrielles ou commerciales, politiciens, hommes de guerre, idéalistes religieux ou sociaux, grands poètes et grands artistes, jolies femmes ou enfants gâtés qui font tout ce qu'ils veulent. On commande si l'on ne sent pas. On gagne si on ne pense qu'autant qu'il est nécessaire pour gagner. Le reste — c'est-à-dire l'humanité en général, vague et informe, sensible, imaginative et fragile — n'est que le rideau de fond sur lequel se détachent ces vedettes de la scène, jusqu'au moment où disparaît ce théâtre de guignol ; elle n'est que l'échiquier banal et sans relief sur lequel se dressent les figurines du jeu — puis elles seront ramassées par le grand Maître du Jeu, qui fausse le compte des points par sa double personnalité, et s'amuse à jouer toujours contre lui-même.

Texte n° 303.
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