Chère Virginie, je t'écris ces mots que j'aurais préféré te dire. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé la semaine dernière: plus j'y pense, et moins je comprends, ce qui me fait dire qu'il faut que j'arrête de penser. Je voudrais ne t'avoir jamais rencontrée, ni au théâtre, ni au lycée. Je voudrais que ces deux rencontres s'annulent ou que le reste s'annule et qu'elles demeurent à jamais gravées dans le vide.
Au sentiment de rater sa jeunesse s'ajoute celui de l'avoir derrière soi. Jeune, je pensais n'avoir rien vécu de ce qu'il fallait vivre. A présent que j'étais vieux, j'en étais sûr.
Je me disais: ce qui est beau avec la peinture, c'est qu'elle se voit. D'abord parce qu'on en garde toujours un peu avec soi, sous les ongles, dans les cheveux. Ensuite parce que ça dégouline, ça déborde, ça éclabousse. Pas de gomme, pas d'effaceur: dedans, dehors, dans le cadre, hors du cadre, tout reste définitivement. Sous le mot "peinture" on n'a pas besoin de préciser "indélébile".
Mieux vaut réfléchir avant d'agir. Ou plutôt: mieux vaut se laisser faire, de toute façon on va en mettre partout. De la couleur sur les doigts, des traces sur le mur, des bavures, des taches: à la limite on se fout du résultat, il y a le processus. Voilà ce qui m'excitait: le processus. Le processus et le décor. Un atelier sous les toits, des pots, des coulures,des seaux plein de jus noirâtre, des pinceaux ébouriffés, des tissus dégueulasses, de grandes toiles rectangulaires en prise direct avec le ciel, les nuages, les oiseaux, le cosmos, tout le fourbi des planètes et des étoiles filantes!
On croit conduire un véhicule comme on dirige sa vie. En vérité, au premier virage mal engagé, au moindre faux pas, la bagnole dérape et on valse dans le décor. Ne croyez pas qu'un volant vous rende maître de la direction. C'est un joujou, un leurre qu'on vous glisse entre les pattes pour mieux vous broyer dans la tôle.
A 11h12, je fis don à chacun d'un objet étrange, un cadeau personnalisé: une copie corrigée de ma main, avec une note sur 20, et une annotation au stylo rouge. Ça faisait tellement longtemps que c'était comme si j'avais libéré des otages. J'en fis ensuite au tableau une correction rageuse. Elle dura 48 minutes. J'entends par "rageuse": magistrale, passionnée, définitive. Sans contredit possible. D’ailleurs personne n'osa m'interrompre.