Je crois que j'ai peur de tout. J'ai peur de perdre les gens que j'aime, j'ai peur de ne pas être à la hauteur de ma vie, j'ai peur de décevoir les autres, de tomber malade, de mourir, de manquer d'argent, de m'engager, de dire non, de dire oui, de prendre une décision, d'aimer, de mal aimer, de ne pas être aimée, d'être aimée. J'ai peur de vivre en fait. C'est con. Car si je ne vis pas, je meurs, et j'en ai encore plus peur.
Au milieu des livres, j'ai l'impression de m'échapper, d'avoir accès à la solution. Parmi tous ces ouvrages, il y a bien quelque chose à apprendre, à découvrir... Une formule magique, un remède à mon spleen, une recette pour aller mieux
Difficile de comprendre. Difficile de se mettre à ma place. Difficile d'imaginer que si je restais, je m'effondrais. Car personne ne vit à quel point j'étais épuisée, usée. Personne ne vit combien je luttais pour rester à flot. À trop jouer celle qu'on est pas, à se perdre dans trop de confort, on s'éteint, l'air de rien, lentement, mais sûrement.
Notre vie est harmonieuse. Nous n’avons pas besoin de plus. Nous trouvons notre bonheur ainsi, à avancer dans le temps, côte à côte, contents de nous sentir ensemble, fidèles, complices. Certains ont besoin de passion, de folie, de cumuler des expériences fortes pour se sentir vivre. Moi pas. Et c’est mieux ainsi. Je serais trop malheureuse si j’attendais plus de la part de Jean-Pierre. Il est un peu ours, mon homme. Pas très tendre, un peu maladroit dans sa façon d’aimer. Mais il m’aime, ça j’en suis sûre. Il ne sait pas le dire. Il ne sait pas le montrer, mais je le connais depuis toujours, depuis la maternelle et je le connais mieux que personne. Il a besoin de moi à ses côtés même s’il ne le manifeste pas.
J’ai 13 ans et je n’aime pas ma vie. Je n’aime pas ma ville. Je n’aime pas ma langue. Je n’aime pas non plus mes parents. D’ailleurs, ils ne peuvent pas être mes parents biologiques. Ils sont tout le contraire de moi. Ils ne voyagent pas, ils ne connaissent du monde que ce qu’ils voient dans les journaux télévisés. Ils sont heureux de leur petite vie étriquée, sans aventure, sans suspens. Ils ont dû me trouver sur un parvis d’église ou dans un orphelinat peu scrupuleux qui vendait des bébés volés, ou peut-être que ma vraie mère est venue mourir dans leurs bras en leur faisant promettre de m’élever comme leur fille. Même physiquement, je ne leur ressemble pas. Ils sont blonds et fins. Je suis brune et forte.
Je suis fade. Je suis pâle. Tout est pâle, chez moi. Mes cheveux, ma peau de blonde, mes vêtements. Même mon physique ne fait pas de bruit. J’aurais pu être jolie. Je suis assez légère et sportive. Mais j’ai toujours tout fait pour ne pas attirer l’attention, je porte des couleurs neutres, j’arbore des coiffures plates, j’affiche un sourire discret. Ne pas choquer, ne pas provoquer. Adopter les bonnes mœurs des bonnes gens du bourg. Être appréciée de tous. Attention, je n’ai pas dit aimée ! J’évite juste d’être jugée, jalousée ou détestée. Les gens sont fourbes, toujours prêts à dénoncer, critiquer, dire du mal.
Je suis le vilain petit canard et un jour je partirai et je deviendrai un cygne magnifique. En attendant, je vais au collège, je travaille, j’étudie tout ce qui pourra me servir plus tard. Je suis super forte en anglais et en espagnol. J’adore l’histoire et la géographie. Je regarde les autres élèves. Toutes ces filles qui veulent le dernier sweat à la mode et les mecs qui se la jouent avec leurs copains.
On n’emploie pas des gens sans qualification, comme ça en claquant des doigts. Boulangère, c’est un vrai métier. Madame Sichan n’a aucune connaissance en la matière, elle parle si mal le français… Bref, mon amour, nous ne sommes pas dans un conte de fée. Reviens sur terre et arrête de te mêler de ce qui ne te regarde pas.