Vincent regarda son ami avec de grands yeux brillants et éclata de rire. Il ne put se contenir, il pleurait de rire. Arthur ne tarda pas à l’imiter. La scène avait quelque chose de surréaliste. Les deux compères poussant des « hou hou hou » en hoquetant, au beau milieu d’une prison triste.
Arthur sortit précipitamment du bureau, l’air perdu. Il parvint juste à temps aux toilettes pour vomir le filet de bile qui était remonté dans sa gorge. Accroupi au-dessus de la cuvette, il haletait, le ventre secoué de spasmes. Tant d’efforts, tant de risques entrepris, tout s’était écroulé en un instant. Comment lui, d’habitude si prompt à recueillir les confidences des uns et des autres, avait-il pu passer au travers d’une telle information ?
Ses larmes de tristesse se transformèrent en sanglots de honte puis de rage. Il n’eut pas le courage d’appeler immédiatement Vincent et végéta toute la journée au bureau, une boule douloureuse et coupable dans le ventre, à attendre un miracle qui ne vint point.
La façade de l’immeuble haussmannien du haut de la rue Lauriston avait été récemment ravalée, lui donnant une jolie couleur de craie ambre. Du sixième et dernier étage, les Burker bénéficiaient depuis leur large balcon d’une vue plongeante imprenable sur le réservoir d’eau faisant l’angle avec la rue Paul Valery. Même le riverain était loin de se douter que les pelouses bordant le réservoir, invisibles depuis la rue, accueillaient à partir de l’automne une colonie de canards plongeurs. Cette atmosphère de campagne, à un coup d’aile de l’Arc de Triomphe, faisait le bonheur de leur petite Anna.
Mongin fut sonné. Il savait d’expérience que dans ce type de coups tordus, démentir l’engluerait dans un débat perdu d’avance. N’était-ce pas lui qui s’était fait une spécialité de poursuivre ses collaboratrices les plus faibles en serinant « qui s’excuse s’accuse ! »
Lorsqu’enfin, les mots coincés dans sa gorge remontèrent, il opta pour une sortie théâtrale. À ce stade, il n’avait rien d’autre à proposer.
Vous avez des enfants ? Vous pouvez comprendre...
Il s’abstint de dire que non, il n’avait pas d’enfants, et que surtout, il n’avait jamais supporté la présence ou même la vision de ces êtres bruyants. Il leur préférait la compagnie des timbres. Bien classés, par pays, par date, ils ne l’avaient jamais déçu.
Faire la vingtaine de mètres qui le séparaient du bureau de son patron lui fit l’effet d’une marche forcée dans la vase. La porte était fermée, son assistante absente. Il prit une profonde inspiration, toqua et, sans véritablement savoir s’il avait entendu une réponse, entra.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit dans un léger grincement. Arthur eut un choc intérieur terrible, même s’il parvint à rester totalement impassible. Nouillaud était pire que dans les descriptions de Vincent. « Tu verras, il a une tête de Gremlin, un air vicelard... »
À son premier réveil, tôt, vers 6 heures, Vincent fit deux constats : premièrement, il était bel et bien en prison. C’est idiot, mais l’espace d’une seconde, il crut que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve. Deuxièmement, il avait pissé au lit.
Le CD était fini. Dans le château à présent silencieux, les deux meilleurs amis dormaient profondément, bouche béante, avec la grâce de deux poissons crevés, les cadavres de cinq bouteilles de ratafia jonchant le parquet médiéval en chêne.
Ce sentiment d’être maître du jeu le galvanisait. Un sourire se forma aux commissures de sa bouche. Lui l’ingrat, lui le méprisé, lui « la Nouille », sobriquet dont il se savait moqué, avait retrouvé sa place au sommet.