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Citation de enzo92320


[ Travail des enfants ]
C’est en 1838 que Victor Hugo rédige sa complainte. Mais le poète ne prêche pas seul dans le désert : dans ces années-là, au sein de l’Église, chez les élus, le scandale des enfants ouvriers éclate. Grâce au docteur Villermé, notamment, qui, durant deux années, parcourt la France industrielle pour son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Ce médecin militaire, dur à cuire, le proclame devant les Académies, devant la Chambre des pairs, devant les députés : « La condition de ces enfants doit nous émouvoir, car ils ne méritent pas leur malheur. » Et il les émeut, de fait, tous ces parlementaires. Au lendemain d’une séance à l’Assemblée, il constate avec joie : « Tous les orateurs ont reconnu le mal dont j’ai parlé en émettant le vœu de voir se réaliser les améliorations que je demande. » La cause fait la quasi-unanimité, comme la planète aujourd’hui, tous émus, pour de bon. Ce brave Villermé y a cru, alors, à ces discours.
Comment expliquer, malgré ce consensus, que ce musée des horreurs enfantines perdure encore un demi-siècle, jusqu’à la fin du XIXe ? Qu’après une première loi, en 1841, il en ait fallu une seconde, en 1874, sans plus d’effets ? Quel mystère se cache derrière cette inertie ?
Guère de « mystère », en vérité : devant le problème, on est tous d’accord. Devant la solution, il n’y a plus personne. Car la morale et les intérêts, voilà qui fait deux. Et, au Parlement, on les voit ressortir à nu, ces intérêts. Interdire le travail des enfants, personne n’y songe. Même réduire leur durée de travail à l’usine, ce serait « sacrifier l’industrie » : « Il s’ensuivra qu’il faudra dans les manufactures un plus grand nombre d’enfants, raisonne le pair Humblot-Conté. La conséquence du non-travail des enfants le dimanche sera de faire fermer la fabrique ce jour-là. » Mieux : c’est pour son bien, au fond, qu’on attelle tout le jour l’enfant à sa machine. Sinon, « cette diminution de salaire se fera surtout sentir sur sa nourriture, estime le député Taillandier. Il sera trop souvent réduit à ne s’alimenter que d’un pain grossier, tandis qu’avec un travail plus élevé il pourrait y ajouter des légumes et même un peu de viande ».
Qu’on laisse les patrons s’autoréglementer. Sans quoi, s’exclame le sieur Gay-Lussac, « malheur au pays si jamais le gouvernement venait à s’immiscer dans les affaires de l’industrie ! » À Saint-Étienne, on se fait les champions de l’éthique : « Dans une question d’éducation, il convient de ne pas oublier que le travail aussi est moralisateur ! » Et il convient, pour nous, de ne pas oublier ça : qu’elles sont prêtes à tout, les firmes d’alors, avec leurs PDG, ces ancêtres du Medef, pour justifier le pire. Même à invoquer la « morale », oui, la morale ! Quand le petit Auguste Desplanques, « rattacheur chez Choquet, ayant voulu lacer son soulier, a les cheveux pris dans l’engrenage d’un métier. Il est littéralement scalpé », c’est affaire de morale. Quand Léon Verbrugt, 13 ans, épousseteur de lin, « à sept heures du soir, épuisé, s’est réfugié entre deux machines. On l’appelle, il se relève, mais la manche de son gilet est prise par un engrenage : tout l’avant-bras est déchiré », c’est affaire de morale. Quand Henriette Dautricourt, 14 ans, nettoie, sur ordre, une machine en marche, elle a « le bras entièrement dépouillé de sa chair ; on doit l’amputer », et la voilà manchote à l’aube de sa vie : c’est affaire de morale… Et chaque fois, bien sûr, la faute incombe au jeune ouvrier.
Pour leur dieu Profit, ils l’ont fait, sans rougir, durant un siècle. Et un siècle plus tard, les mêmes, leurs descendants, hauts-de-forme et redingotes en moins, les Adidas, les Lee Cooper, les Nike, les Zara, ont exporté ce scandale loin de nos yeux, loin de nos lois, en Inde, en Indonésie, en Asie, « les anges dans un enfer ». Les mêmes, les mêmes qui, durant des siècles et des siècles, ont vendu leurs semblables, les ont écrasés, asservis, enchaînés à fond de cale.
Toujours, auprès du roi ou du pape, dans les salons dorés, dans les parlements, se sont trouvés les sieurs Gay-Lussac, les députés Tallandier, les pairs Humblot-Conté du jour, pour justifier ces crimes, pour endormir les consciences, pour couvrir la soif d’or, la pure et simple soif d’or, avec de la « morale » et de l’« âme ». Je les ai entendues tout à l’heure, encore, salle Victor Hugo justement, ces voix. « Ah, l’environnement, c’est important », nous ont-ils assuré, avant de nous dorloter avec la « prise de conscience en cours », la « pédagogie à mettre en œuvre », les « petits gestes, même s’ils ne suffisent plus ».
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