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Citation de dourvach


" Cependant, fermement décidé à ne pas dormir, il s'assit sur l'unique chaise de la chambre, remit à plus tard le soin de fermer sa cantine ‒ il avait encore toute la nuit ‒ et feuilleta un peu sa Bible sans la lire. Il prit ensuite la photographie de ses parents : le petit homme qu'était son père se tenait tout droit sur cette image tandis que la mère restait prostrée dans un fauteuil. Le père posait une main sur le dossier du siège et l'autre, le poing fermé, sur un livre illustré qui était ouvert à côté de lui, sur un fragile guéridon. Karl avait bien une autre photographie, qui le montrait avec ses parents ; on le voyait fronçant le sourcil pour l'obliger à regarder l'appareil comme le demandait le photographe ; mais il n'avait pas pris cette photo avec lui.

Il n'en regardait que plus attentivement celle qu'il avait sous les yeux, et cherchait à capter le regard de son père en la tournant sous divers angles. Mais il avait beau la tourner, et modifier la position de la bougie, le père refusait de vivre ; sa grosse moustache ne ressemblait pas à la réalité, ce n'était pas une bonne photo. La mère, en revanche, était un peu mieux réussie ; elle pinçait la bouche comme une femme outragée qui se serait contrainte à sourire. Il semblait tellement à Karl que ce détail devait frapper ceux qui regardaient la photo que la violence de cette impression lui paraissait presque anormale. Comment une photo pouvait-elle donner si fortement la conviction définitive d'un sentiment caché sous les traits du visage ? Il détourna ses yeux de l'image. Quand il y revint il fut frappé par l'aspect de la main de sa mère qui pendait sur le bras du fauteuil, au premier plan, si près qu'on eût pu l'embrasser. Il se demanda s'il ne serait pas bon qu'il écrivît à ses parents comme ils le lui avaient demandé (le père surtout, à Hambourg, en dernier lieu, très sévèrement). Jadis, sans doute, ce soir horrible où sa mère lui avait appris, à la fenêtre, qu'il faudrait partir pour l'Amérique, il s'était bien juré ses grands dieux de ne jamais leur envoyer un mot, mais que valait maintenant, ici, dans sa nouvelle situation, ce serment d'un petit garçon ! Il eût aussi bien pu jurer de devenir général de la milice fédérale ! Et maintenant il se trouvait en compagnie de deux voyous dans la mansarde d'une auberge de New York, et devait s'avouer, pour comble, qu'il y était bien à sa place !!! Il examina en souriant la physionomie de ses parents comme s'il eût pu lire en elle s'ils avaient toujours le désir de recevoir des nouvelles de leur fils.

A force de regarder, il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il était très fatigué et ne pourrait que difficilement veiller encore jusqu'au matin. La photo s'échappa de ses doigts ; il appuya sa joue sur elle ; cette fraîcheur lui fit du bien et il s'endormit sur une sensation agréable. "

[Franz KAFKA, "Der Verschollene/"Amerika" (1927) - "L'Amérique", chapitre IV : "Sur la route de Ramsès" - traduction d'Alexandre Vialatte pour les éditions Gallimard, 1946 - pages 124-125 de l'édition de poche "folio"]
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