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Citation de Charybde2


Une gifle.
Mohamed a reçu une gifle de trop.
Son vrai nom c’est Tarek. Sa famille et ses amis l’appellent Mohamed parce qu’il a un homonyme dans le voisinage. La famille, c’est le plus important. Il vit à Sidi Bouzid, avec sa mère, son beau-père et ses six frères et sœurs. Ils habitent une petite maison dans le quartier pauvre d’Ennour Gharbi. Mohamed a tout sacrifié à sa famille : il a quitté le lycée en terminale et s’est mis à la recherche d’un travail pour subvenir aux besoins des siens. N’en trouvant pas, il a fait comme la plupart des jeunes chômeurs ici : il est devenu marchand ambulant de fruits et légumes.
Des gifles, il en a reçu. Il en reçoit chaque jour. Puisqu’il n’a pas les moyens de payer les bakchichs pour obtenir l’autorisation de vendre sa marchandise, les flics se servent dans sa caisse, lui volent des fruits ou des légumes. C’est comme ça : il paye et doit quand même déplacer son étal.
Aujourd’hui, il a refusé d’obtempérer. Une colère aveugle l’a submergé. La jeune policière qui lui a ordonné de déguerpir a voulu saisir sa petite charrette. Il croit bien qu’elle l’a giflé – ça, Mohamed n’en est plus certain tant la rage l’étouffait. Il se souvient seulement qu’il l’a repoussée, qu’il a essayé de lui arracher les épaulettes de son uniforme.
Les flics lui ont pris la charrette, son seul moyen de subsistance. Il s’est rendu au siège du gouvernorat pour savoir pourquoi on lui avait retiré son outil de travail. Il a crié aux fonctionnaires de service qu’ici, le pauvre n’avait même pas le droit de vivre ! Les gardes l’ont expulsé brutalement par-delà l’épaisse grille noire du portail d’entrée. Une gifle encore, des gifles toujours.
La colère a laissé place à un désespoir sans fond. La certitude de ne jamais pouvoir vivre décemment l’a anéanti. Sa dignité a reçu trop de gifles, il n’en reste rien.
Il fixe quelques instants l’imposant bâtiment du gouvernorat d’où rien de bon ne sortira jamais. Le président Ben Ali et ses sbires qui vivent comme des nababs dans leur palais de Carthage n’ont de cesse d’humilier les Tunisiens. Cela dure depuis tant d’années que rien ne changera plus. Pas pour lui, pas pour les Tunisiens qui subsistent d’expédients, craignent le lendemain et ne voient plus aucun avenir dans leur pays, ni pour eux ni pour leurs enfants ou les enfants de leurs enfants.
Là-haut, sur le toit, la monumentale sculpture du croissant arabe se détache sur le ciel bleu azur, le temps est très agréable pour cette fin décembre. Le sirocco apporte les parfums des plantations. Les amandes, les pistaches, Mohamed a toujours aimé ces odeurs. Il a même l’impression de sentir l’odeur acre du jasmin. Le jasmin, c’est beau le jasmin…
Mais c’est l’odeur de la térébenthine qui lui pique le nez, le liquide inflammable lui irrite les yeux et tous les pores de la peau.
Il jette au loin la bouteille vide et craque une allumette.
Mohamed Bouazizi a décidé de refuser les gifles.
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