AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Livretoi


Lorsqu’il affirmait, l’instituteur Ernest Tafardel appuyait son index à son nez, avec une force qui en déviait la pointe. Rien d’étonnant donc, qu’après trente ans d’un métier qui exige constamment l’affirmation, son nez fût un peu tordu à gauche. Ajoutons, afin que ce portrait soit complet, que l’haleine de l’instituteur gâtait ses belles maximes, ce qui faisait qu’on se méfiait à Clochemerle de sa sagesse, qu’il aimait à insuffler aux gens de trop près. Comme il était la seule personne du pays à ne pas connaître son inconvénient, il attribuait à l’ignorance et au bas matérialisme des Clochemerlins l’empressement qu’ils apportaient à le fuir, et surtout à écourter toute conversation confidentielle, toute discussion passionnée. Les gens reculaient et lui donnaient raison, sans opposer d’arguments. Tafardel voyait là du mépris. Sa conviction d’être persécuté reposait donc sur un malentendu. Il en souffrait pourtant, car, naturellement prolixe, il eût aimé, étant instruit, à faire étalage d’érudition. Il concluait de son isolement que cette race de vignerons montagnards avait été abrutie par quinze siècles d’oppression religieuse et féodale. Il s’en vengeait en portant au curé Ponosse une haine vive – d’ailleurs platonique et purement doctrinale – et que tout le bourg connaissait.
Lorsqu’il devait avoir une conversation sérieuse avec l’instituteur, le maire l’entraînait à la promenade : de cette façon, il l’avait toujours de profil. Il faut dire aussi que la distance qui sépare un instituteur d’un gros propriétaire creusait entre eux un fossé de déférence qui mettait le maire à l’abri des émanations que Tafardel prodiguait face à face aux petites gens. Enfin Piéchut, en bon politique, utilisait à son profit la virulence buccale de son secrétaire. S’il désirait obtenir pour une affaire difficile le consentement de certains conseillers municipaux de l’opposition, le notaire Girodot, les viticulteurs Lamolire et Maniguant, il prétextait un malaise et leur dépêchait à domicile Tafardel, avec ses dossiers et son éloquence empestée. Les conseillers donnaient leur consentement, pour fermer la bouche à l’instituteur. Le malheureux Tafardel se croyait une force d’argumentation peu commune. Conviction qui le consolait de ses déboires en société, qu’il attribuait à l’envie que la supériorité inspire aux médiocres. Il revenait très fier de ses missions. Barthélemy Piéchut souriait silencieusement et frottait sa nuque rouge, ce qui était indice chez lui de profonde réflexion ou de grande joie. Il disait à l’instituteur :
- Vous auriez fait un fameux diplomate, Tafardel ! Dès que vous ouvrez la bouche, on se trouve d’accord.
- Monsieur le maire, répondait Tafardel, c’est l’avantage de l’instruction. Il y a une façon de présenter les choses qui échappe aux ignorants mais finit toujours par persuader.

De ce sourire nourri de réussites palpables, il enveloppait le fébrile Tafardel - un malheureux qui ne possédait pas un lopin de bonne terre, pas un pied de vigne -, avec cette pitié que les hommes d’action ressentent pour les écrivailleurs et les falots, qui s’attardent en billevesées fumeuses. Heureusement, l’instituteur était protégé de l’ironie par sa vertueuse ferveur et sa croyance aux missions émancipatrices. Rien ne pouvait l’atteindre ni le blesser que l’inexplicable recul d’un interlocuteur devant ses aphorismes corrosifs.

Depuis quelques années, l’instituteur attendait vainement les palmes académiques, qui lui auraient donné à Clochemerle un grand prestige. Cette récompense ne venant toujours pas, il se croyait des ennemis en haut lieu. En réalité, personne ne tenait les yeux fixés sur Tafardel, et c’était la raison simple de l’oubli. Les inspecteurs passaient rarement dans la région, et les ridicules du bonhomme ne le désignaient guère pour une distinction honorifique. Impression injuste, il faut le dire, car Tafardel faisait preuve d’un absolu dévouement professionnel. Il enseignait plutôt mal, étant en tout ennuyeux et doctrinaire, mais il enseignait avec application et conviction, sans ménager sa peine. Malheureusement, il mêlait à ses leçons des tirades civiques trop compactes, qui encombraient le cerveau des enfants, où elles se mélangeaient fâcheusement aux matières du programme.
Commenter  J’apprécie          50





Ont apprécié cette citation (2)voir plus




{* *}