AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de SZRAMOWO


― Elle ne se rend pas compte, dit-il, elle ne se verra pas mourir..
Ainsi parla l’illustre écrivain, mon maître, sur le seuil de la porte. Pour qui le connaît, cette courte phrase, d’une vulgarité si décisive, exprime à merveille la déception d’un cœur sensible devant un dénouement sans grandeur. Après avoir remué, retourné, flairé tant de belles mortes pour livrer les plus touchantes à notre curiosité passionnée, le célèbre romancier ne pouvait se faire aucune illusion : sa propre femme ne se voyait pas mourir, probablement parce qu’elle ne s’était jamais sentie vivre, ayant toujours donné au monde l’exemple de la plus silencieuse vertu. Des trahisons notoires, consommées avec un élégant génie, des scandales sans nombre, enfin mille blessures, n’avaient pas plus entamé un système nerveux si compact que les investigations, plus savantes et plus profondes encore, de l’agonie. En un mot, elle mourait sottement. Aussi curieux qu’on le suppose, l’observateur se lasse de retourner du pied un demi-cadavre, et qui se détruit sans souffrir.

L’éminent maître referma la porte derrière moi, me donnant sans doute à tous les diables. Comme il tirait sa montre, il entendit sonner minuit à Saint-Thomas-d’Aquin. Alors il fit un pas vers sa chambre à coucher, et deux pas vers la chambre de l’agonisante... Ces deux pas le portèrent, d’un coup, bien plus loin qu’il n’avait jamais rêvé d’aller. Un seul petit détour décide ainsi d’un long avenir.

Mon Dieu ! chacun pourrait, dès à présent, rêver cette histoire et l’embellir à son gré, à proportion de l’activité de son démon intérieur, car elle n’est pas de celles qu’on raconte avec une affligeante précision ! Voyez : le lit de Mme Dargent a été dressé dans le bureau du maître, plus vaste, et dont les fenêtres s’ouvrent sur un calme jardin. Contre la bibliothèque, dans son fauteuil de cuir, la sœur garde-malade s’endort, au ronron du foyer. Tout repose alentour, sauf un petit cœur tendu qui veille, et ne veut pas mourir.

L’illustre visiteur a préparé son compliment du soir, mais il s’arrête net, cloué sur place par deux yeux immobiles, et qui fixent sur lui, du fond de l’immense oreiller, un regard trop vivant. Alors, il sent son bras droit happé par une petite main farouche, tandis que l’autre, saisissant au vol le collet du veston, l’attire tout près, plus près, jusqu’à la bouche entrouverte. La buée de la fièvre, où subsiste encore étrangement le parfum jadis familier, le frappe au visage, pendant qu’il écoute cette phrase surprenante, plutôt épelée que parlée :
― Charles ! Je ne peux pas mourir !
― On lui a fait sa piqûre, souffle la sœur, debout derrière lui, et elle va se fatiguer à parler. Dieu sait !... Ne l’écoutez pas trop longtemps.
Ayant dit, elle disparut, d’un pas feutré, en soupirant, les mains croisées, irréprochable et compatissante. La porte se referma sur ce dernier témoin, et le plus beau ténor de la littérature contemporaine se sentit vraiment seul pour la première fois de sa vie.
Commenter  J’apprécie          10





Ont apprécié cette citation (1)voir plus




{* *}