L’année 1924 apporta un renouveau de prospérité aux Ormes. Jusqu’à cette date, en effet, les paysans de la région se méfiaient des engrais complémentaires que d’aucuns n’utilisaient qu’avec parcimonie, à titre d’essai seulement, taxant de grippe-sous les dirigeants des industries chimiques et leurs dépositaires. Le premier de ce terroir, Joudé sema audacieusement la poudre blanche sur ses guérets, et ses récoltes en furent doublées. Ernest Brémaud fit de même pour ses prairies
Ah ! Un casque à pointe ! Un képi rouge, une croix, une inscription : "Fosse commune". Malgré soi, on pénètre dans cette tombe, on cherche à se rendre compte du désordre des corps et on se fait une drôle d'idée sur les causes de la guerre qui dresse les vivants les uns contre les autres pour unir ensuite leurs cadavres dans l'éternel repos.
Les jours sont encore d’humeur inégale à cette époque de l’année, mais il faut croire que Saint Aubin n’est pas à court d’influence en haut lieu, puisque, depuis ce matin, le ciel est demeuré serein. Un grain mal venu influe tellement sur la décision des hésitants, de ces gens entre deux âges qui n’attendent de la fête locale aucune réjouissance particulière. Et pourtant, l’ondée, elle-même, a bien ses charmes.
— La mer est mauvaise ! Ho ! Hisse ! Ça tangue mon pote ! C'est égal, quelle biture ! J'm'envole, c'est rigolo ; au revoir, Rallie, j'vais bombarder Berlin... Tiens, j'suis grimpé sur les chevaux de bois. Ça tourne, comme ça tourne ! Zut ! Ça tourne trop, la vinasse me caille sur le jabot.
Elle "caille" tellement, cette vinasse, que le petit rouquin n'a que le temps de se lever brusquement, de s'écarter de quelques pas pour verser à terre, sans aucun effort apparent d'ailleurs, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, le trop plein de son estomac ; puis il revient, hoquetant, gouailleur quand même :
— Ça, c'est pour Guillaume !
Celui qui n'a jamais fait la guerre peut-il savoir ce que c'est, un copain ?
— La guerre est injuste ; elle enrichit les uns et ruine les autres ; le gouvernement devrait-il tolérer ces estampeurs civils qui nous vendent très cher un pinard infect ? Ces cochons-là font fortune tandis que nous exposons notre peau pour cinq sous par jour. C'est une honte ! Pourquoi y a-t-il la guerre, d'ailleurs ? Est-ce nous qui la voulons ? Est-ce pour sauver nos propriétés que nous sommes ici ? Ma propriété à moi, c'est le trottoir de Paris. Ce ne sont pas les ouvriers français, ni leurs frères allemands qui désirent la guerre ; non les copains, ce sont les capitalistes qui saignent ainsi le peuple pour mieux l'asservir quand il a faim et qu'il commence à faire entendre sa voix ; notre ennemi, ce n'est pas le Boche, c'est l'or, c'est le capital, c'est le financier international. Combien y a-t-il de banquiers, de nobles, de riches bourgeois, même, parmi nous ? Aucun ! Ils sont tous embusqués ; ici, on ne trouve que des purotins, des bonnes poires, de la chair à canon.
Il est tant de pensées qu'on hésite à exprimer mais que le regard, l'attitude, le son de la voix disent si clairement !
Il n'est pas nécessaire de vivre longtemps pour trouver à la vie une longévité qui pèse ; il suffit, pour cela, d'être toujours inquiet ou toujours malheureux. La vie heureuse coule, calme comme un ruisseau limpide entre des berges fleuries pour ceux qui ne connaissent ni l'anxiété, ni les soucis du lendemain, ni la souffrance physique ou morale. Elle est effroyablement stagnante, au contraire, pour ceux qui luttent sans cesse et qui espèrent (...) une aube de bonheur.