Citations de Grégory Rateau (82)
LA CONSPIRATION DU RÉEL
J’aimerais m’embarquer
dans la douceur de ce large
sans nom, sans destination
Rouleur d’éternité
nulle escale
voyager en solitaire
en prendre plein les embruns
Un ressac de présent concentré
bout au vent
fumer l’horizon jusqu’à ce point fixe
cette lueur qui pique les yeux
où convergent mes dernières forces vives
Saisir cette brèche
résister un bon coup
contre ce sel qui s’accroche à mes basques
me ronge au talon d’Achille
Abattre les voiles
me dresser face au réel
déjouer cette conspiration
les proches, les envieux, les faux-amis
Fureur contre ce siècle qui monnaye le temps
contre la houle qui fige mon sang
ma jeunesse pétrifiée
coule à pic
Dans un dernier sursaut de bon sens
je me glisse par le hublot grand ouvert
le repos du marin enfin
cette peur panique du noir, primale
sauvé par le spectacle d’un poisson-lanterne
Je sais maintenant où jeter l’ancre
sans peur
dans les bas-fonds
où les courants murmurent une dernière fois
avant de définitivement se taire
c’est d’ici
que je regarderai les bateaux passer
sans jamais plus s’arrêter
(pp. 66-67)
À L'OMBRE DE PALERME
La balle roule entre deux eaux
sur cette aridité où même la vague se brise
reflexe post-mortem, battement d'une huître
c'est ici que stagne tous tes désirs
enfant-roi en quête de nouvelles plonges
déclassé au niveau des cuvettes rabaissées
tu t'actives à l'ombre de midi
la ville refuse de satisfaire le moindre de tes caprices
alors tu rempiles pour une année de plus
entre déclassés se méditent
la révolution à venir
Un simple tire au but
et ta patrie ressuscite
Pluies frileuses
Alopécie du ciel
loin des cascades à présent stériles
qui ne viendront plus adoucir mes nuits
Toutes ces villes intérieures du manque
ne reflètant que soupirs
Parapluies décoratifs
Imperméables à vif et remisés
dans les zones d'ombre, inutiles
Le sol craquelle
en perte de mémoire
l'herbe peine à fleurir
là où les gouttières privées d'Oasis
hurlent à l'asphalte
insensible au ruissellement de mes vers
aux gestes limites
Mimant comme une farce
La tornade impossible
BUCAREST
Sur tes trottoirs enduits de poudre
des séraphins ivres se laissent aller
jeûnent à coup de temps mort
de petits compromis fumeux dans l'amnésie du soir
Ici, on s'arrange comme on peut avec les trocs
à l'ombre des blocs
les journées se grignotent
se recrachent aussitôt
Sur tes boulevards, les volants
à coup d'aigreurs bureaucratiques
basculent. Klaxon contre klaxon
les mouettes mitraillent le sol
Tout s'étiole lentement
les ancêtres en file indienne
se prosternent devant le pope
un cierge allumé au nom des exilés
Les gloires statufiées veillent au grain
sur tes planches éventrées
boyaux et viscères du faste d'antan
la vie s'accroche à des relents de beauté
Des cratères sur le pavé
les gamins improvisent
à saute-mouton pieds nus
et hop, dans ton énorme gueule
Dans l'impasse, l'herbe gangrène le béton
un vaste portail mauresque
des résidus de lumière pendus aux fenêtres
les Mille et une Nuits dans un trompe-l'œil
Tout ici appelle aux souvenirs
on glisse sur toi en reconnaissant seulement des bribes
en fulminant sur un ailleurs
dans l'impossibilité, pourtant, de te fuir
(pp. 32-33)
EN TRAVAILLANT LA TERRE
Le vieux est là
Muet comme une souche
Il attend que le nuage passe
Ses outils sont comme des promesses
Un supplément de force
Malgré les années
Chaque muscle est à sa place
Pour faucher, bêcher, ratisser
Je regarde ma main
Pas un pli
La finesse des doigts qui ne trompe pas
Elle n’a donc servi à rien
Le vieux ne me le dit pas
Trop brave
Sa poigne montre l’exemple
Mes pas deviennent les siens
Je suis vite à la traîne
Sans un mot
Le voilà qui porte deux fois plus que moi
J’ai vu la ville de près
ses fulgurances
Ses éclats mystiques
Ses passions au rabais
Rastignac du pauvre
J’ai croisé le fer avec elle
Ne blessant que moi-même
Le vieux n’a rien vu lui
Aucune lutte
Une simple ligne d’horizon
Des remparts de forêts sous un ciel vide
Il ne goûtera jamais à l’ennui qui élève
Aux délices de la foule
Son champ sera sa seule ivresse
Compagne sans reproche
Et pourtant lui en a palpé de la terre
Sué pour la rendre fertile
Son nom restera une empreinte
Que laisserai-je dans le bitume ?
Des projets froissés
Des rêves léthargiques…
Au loin je vois des tours
Les murs se rapprochent
Que restera-t-il du vieux
Quand même les arbres alentour seront maigres comme mes dix doigts ?
Grégory Rateau, Conspiration du réel
NEMO
Ton époque est là
Juste devant toi
Des promesses, toujours
Du siège de ton comptoir
Le Balzac de Rodin te fait sourire
Toute cette gloriole pour qu’un pigeon te chie sur le crâne
Le futur
Tu ne peux le concevoir qu’en rencontres
Ta générosité se consomme sur place
Tu y crois très fort à cette fraternité
Les autres
Toute cette misère qui passe dès le premier verre
Mais la réalité est autre
Les êtres, les choses te filent entre les doigts
Tu ne peux rien toucher
Rien retenir
Même cette empathie te ronge
Tu souffres de voir souffrir
Puis tu souffres de ne plus rien ressentir
Nul statut de maudit à l’arrivée
Tu croupiras dans l’indifférence
Une chambre minuscule
Trop grande pour toi
Tes voisins ne sauront même pas que tu as existé
Tu croyais être cette voix
Celle des oubliés
Eux aussi tu leur as vendu du rêve
Le tien
Et là encore, tu as échoué
Ils resteront sans parole
Leur errance ne sera pas justifiée
Que faire alors
Sinon les accompagner jusqu’à la fin
Partager cette petite mort de rien
Car qui sait
Dans l’oubli peut-être
Tu trouveras enfin tes frères
Grégory Rateau, Conspiration du réel
DU SOLEIL
Déglutitions
fureur liquide
l’image obsédante du criminel au fond de son potage
et cette vieille bique au regard mort
du sol au plafond l’odeur contagieuse
solitude malsaine, aigreur de pierre
c’est elle qui avait fait le vide autour d’elle
qui d’autre ?
elle lui en voulait de ne pas la désirer
cette misère, son héritage
de vouloir s’enfuir très loin
des pigeonniers glauques
des puits frigides, hermétiques au soleil
car c’est de lumière dont il a besoin
d’un trop plein indigeste
jusqu’à l’insolation s’il le faut
pourvu qu’il s’enivre de paysages
qu’il finisse raide avant la tombée du soir
alors, étendu nu sous son vieil arbre
il s’imagine déjà soulevé sur son trône de paille
de l’or noir jusqu’au fond des veines
mais la dernière feuille lui tombe sur le râble
la piqûre du froid en rappel
le potage l’attend
l’hiver maternel
Grégory Rateau, Conspiration du réel
CHÂTEAU ROUGE
J’ai suivi dans les rues de Château Rouge
Ces mirages en bandes animées
Babel des damnés
Des légumes y surnagent
Remontent les rivières lunatiques des contrées oubliées
Où les carcasses des absents chaloupent au gré du vent
Et se cognent aux échoppes des marchands ambulants
J’ai goûté dans les rues de Château Rouge
les épices charriées de-ci de-là
Des relents de grillades pour exciter ma salive
Bananes plantains en pièce montée
Coulis de rhum pour enflammer mon palais.
J’ai croisé dans les rues de Château Rouge
Des Turbans encore imprégnés de petits copeaux de sable
Des diseuses de bonne aventure
Mettant à mal des vendeurs de journaux
L’actualité dans le marc de café
J’ai entendu dans les rues de Château Rouge
Les sirènes de police versatiles
Une foule bigarrée
Un coup de karcher
Pour se refaire une virginité
Et tout assainir, tout uniformiser
J’ai pleuré dans les rues de Château Rouge
L’absence de sueur et de rires blancs ivoires
Le jour étouffé, crépitant
Noyé sous un nid de cendres
Les mirages soudain inanimés
La solitude d’une rue où la vie a été balayée
Grégory Rateau, Conspiration du réel
ÎLES D’ARAN
Surdité de la roche
enseigne érodée
un phare dans une lucarne
les sanglots de la mer en ricochets
glissent sur le silence des buveurs
une pinte, deux pintes…
molle continuité
Calfeutrée devant la cheminée
la vieille remet une tourbe
claquant sa langue à chaque crépitement
un gros nuage orphelin rejoint le troupeau
éclaircie virale
la lumière mousse drue
Les mêmes gueules d’échoués
dans le miroir éventré
l’écho de la mer jusqu’à la nausée
les filets roulés aux pieds
du sel au coin des yeux
Un naufrage de mémoires
Grégory Rateau
Conspiration du réel (Unicité)
"Impressionné par vos poèmes, leur beauté, leur puissance expressive et leur grand pouvoir de suggestion, leur musicalité plastique - si j'ose dire et leur tonalité affective... La poésie se fait rare aujourd'hui. Celle-ci ne l'est pas." Jean-Louis Kuffer
A lire les poèmes de Grégory Rateau dans la revue culte Passe-muraille : https://www.revuelepassemuraille.ch/elegies-de-lhomme-qui-penche/?fbclid=IwAR3RJDy0LS4ZYg003_O0hr4eisAGg3OV8n6-m5Fs2FLK7vROpd91KVD0R90
La nuit je l'entends attablé
Se consumant à mon bureau
Les touches craquent
Il redouble de violence
Je le sens
À la lueur fébrile de l’aube
Essayer de gagner du temps sur moi
Ses traits sont presque identiques aux miens
L'obscurité allonge un peu plus ses mains
Mais son âme coule aux bouts de ses doigts
Tandis que la mienne végète
Pas un mot qui ne soit éprouvé
Le manuscrit que je récupère au petit matin
Est le testament d'un damné
Grégory Rateau
Je suis ce gamin lancé dans le monde
Cherchant "la maison" partout
Où les sourires se souviennent encore
Je suis cette langue exilée
Dont l'héritage en fuite
Le retient par la peau du Verbe
Je suis cette cigarette de trop
Et qui, une fois éteinte
Attend sagement de nouvelles brumes
Je suis cet être en chantier
A la recherche du frère ou de la sœur
Passant outre les quelques miettes de sang
Je suis cette raison vacillante
Accoquinée aux maudits
Mais se refusant à partager leurs tristes sorts
Je suis ce bohémien avide de sensations
Aveuglé par ses chimères
Mais s'accrochant désespérément à une branche d'éternité
Je suis cet imposteur
Dont la lucidité vengeresse
Lui désigne la blessure du soleil
Vivre dans l'attente
En "homme qui penche"
Refaire sans cesse le même chemin
Jusqu'à inverser l'ordre des jours
Et dans un éternel retour
Remiser toute espérance
Puiser dans l'absence
Les élégies des temps futurs
Grégory Rateau
Poème païen
A la fin, je me présenterai devant vous
Presque nu
Avec seulement mes bagues en éventail
Une pour chaque vie que j’ai vampirisée
Les yeux gris d’un trop plein de soleil
L’iris en parchemin
Récit des folies de ma jeunesse
Mes muscles à présent atrophiés d’avoir trop ou mal aimé
De rares cheveux formeront ici ma couronne
Unique récompense pour toutes mes conquêtes
Personne pour laver ma dépouille
Lui donner les derniers sacrements païens
Juste une vieille photo monstrueuse pliée dans mon poing droit
Et qui n’aura plus rien à voir
Avec cette chose sans âge aux traits aguicheurs
Couchée là
Sur son lit de ronces
L’ironie glorieuse aux coins des lèvres
Innocence encadrée dans un miroir de poche
Enfin confrontée à son portrait ravagé
Une vie entière pour un rien
Car privée de tout
Même d’une descendance
***
Grégory Rateau
Elle vient du large
Sa force bruisse
Tous ces cris contenus
Remontent les courants de mon sang
Pour tout balayer
Ratisser les grands fonds
Après son passage
Un long silence peuplé de remords
Puis la honte
L'enclume du sort
Je baisse le regard
Devant mon propre visage à la dérive
L'incompris (hommage à Fernando Pessoa)
Dans le café Brasileira
Entre les cigarillos bavards
L’air est chargé de Bacalhau
De Caldo verde du jour
Relents d’un film noir
Un homme se remet un manuscrit à lui-même
Le regard suspect et arrondi
Son feutre gris « déjà » immortel
Sa mine cireuse de fonctionnaire
Ne trahit en rien sa couverture
Personne ne fait attention à lui
Perdu dans une triste mosaïque
Il converse avec une chaise vide
Tantôt surpris, tantôt dédaigneux
Indifférent au défilé des jambes des Portugaises
Une tendresse inaccessible à son complet trois pièces
Il se contente d’empiler ses impressions
Des poèmes mystiques
Des horoscopes drolatiques
Des portraits robots sans suite
Le tout bien empaqueté dans une grande malle
Il rêve d’être compris mais il y renonce aussitôt
Seule la mort lui ouvrira les portes de la multitude
Tour à tour Alberto Caeiro
Ricardo Reis
Álvaro de Campos
Bernardo Soares
Il deviendra même une statue
La chaise libre en face de lui
A présent toujours occupée
S’y croisent et s’y décroisent
Les jambes des femmes du monde entier
***
Grégory Rateau
Aussi flou que ce début d'automne
Respirant à peine derrière la cloison
Je l'écoute économiser son souffle
Présence discrète oubliée de tous
Au dernier étage de cette tour
En vis à vis de cette béance où je respire à mon tour
Elle aussi doit m'écouter
Se rassurer de cette proximité
À l'inverse d'elle, je n'économise en rien mes effets
Je brûle tout jusqu'à ce temps déjà épuisé
Puis un jour son silence
Un couloir éteint malgré le retour du soleil
Il ne reste plus que moi
Le dernier homme de l'appartement 776
SPECTRES
Quand dehors
L’appel brûlant des vivants
Trop loin, trop proche
Je plonge mes yeux de spectre dans ceux de mes ancêtres
Deux mondes pour sceller le même cercueil
Chacun devenant le fantôme de l’autre
Photos écornées de visages énigmatiques
Des histoires à réinventer
Langue morte dont le sens se perd
Alors que je me terre à Palerme
Dans cette chambre minuscule
Pastiche d’un chez moi
Où j’occupe la même place côté droit
Le bureau sous la fenêtre
En contre-plongée de la vie
Les cris du marché
L’envie de repousser les murs
Mais je n’en fais rien
Je m’acharne à donner du sens
Le verbe ratatiné
Qui donc racontera mon histoire ?
ILES D'ARAN
Surdité de la roche
Enseigne érodée
Un phare dans une lucarne
Les sanglots de la mer en ricochets
Glissent sur le silence des buveurs
Une pinte, deux pintes…
Une molle continuité
Calfeutrée devant la cheminée
La vieille remet une tourbe
Claquant sa langue à chaque crépitement
Un gros nuage orphelin rejoint le troupeau
Éclaircie virale
La lumière mousse drue
Les mêmes gueules d’échoués
Dans le miroir éventré
L’écho de la mer jusqu’à la nausée
Les filets roulés aux pieds
Du sel au coin des yeux
Un naufrage de mémoires
Grégory Rateau
https://schabrieres.wordpress.com/2021/06/19/gregory-rateau-iles-daran/
Où est-il celui qui parlait le langage des astres ?
Celui capable de réformer le monde
Ou de l’embraser d’un souffle acide
De l’enrouler d’un bon mot
Jusqu’à l’implosion des sens
De faire de tout ce qui était
Cendres incandescentes
Où es-tu ?
Toi le dernier Nadir
Fais-nous entendre ta voix
Tu ne peux plus t’adresser qu’à une poignée d’hommes
Tu dois parler à tous
Descends de ton Zénith
De ta copieuse bibliothèque
Reviens-nous d’Abyssinie
Avec de l’or autour de la taille
Distribue tes trésors au peuple
Accompagne les dans leur retraite
Dans leur solitude de masse
Mais il est peut-être déjà trop tard
Car voici venu le temps des nombrilistes
Des briseurs de rêves
Dans ta silencieuse fureur
Tu nous as tourné le dos à tous
Sans distinction aucune
Ton verbe est à présent inaudible
Ta race est devenue la triste risée des puissants
Invente donc un nouveau langage
Libère-nous des mères abusives
Des costumes étriqués
Embarque-nous dans tes soirs bleus d’été
Fais de chaque vision
Notre éternité
Reviens-nous
Toi l’enfant
Le voyant
Le dernier mendiant