Et Louis XIV mourut. On était le premier septembre de l'année 1715, mais la nouvelle n'arriva au village de Louvet que quelques jours plus tard. Elle y fut alors accueillie simplement, comme elle l'avait été dans des milliers d'autres villages de France.
Le vieux curé Anselme, l'officiant en titre, célébra ce dimanche une longue messe en l'honneur du roi qui avait régné sur la France pendant plus de soixante-dix ans.
Le De Profundis dura longtemps. Les paysans, dont certains, les larmes aux yeux, s'inclinèrent, prièrent pour le voyage du roi dans l'éternité, offrirent une pensée à leur nouveau monarque - un petit enfant de cinq ans - et oublièrent la voix chevrotante du curé qui, de sa haute chaire, s'efforçait de donner, poings levés, grande solennité à la cérémonie. Les cloches sonnèrent et quand tout fut terminé, le groupe de villageois se dispersa.
Une partie alla au cabaret, pour oublier la chaleur encore persistante et, surtout, discuter - ce n'était là qu'une habitude, car beaucoup n'assistaient jamais entièrement aux messes bien qu'ils crussent en Dieu.
Comme tous ceux qui avaient participé au De Profundis, ils avaient une idée confuse de la nouvelle : certes, le roi était mort, mais il incarnait une figure lointaine, et comme Dieu, d'une certaine manière, une abstraction. Mais la mort d'un homme, qui plus est d'un roi, touche toujours le coeur.
Dans le groupe se trouvait un individu de petite taille et robuste, aux mains rugueuses, à la figure carrée, à la démarche lourde, mesurée comme celle d'un boeuf. Son regard était dur et franc, la vie semblait l'avoir harassé, mais il y brillait une gentillesse sincère. Il était réservé et ce jour-là, il ne parla qu'après avoir cherché ses mots. Cela, néanmoins, ne l'empêchait pas, en sa chaumière, de discuter longuement avec sa femme, qu'il chérissait plus que tout. Cette personne s'appelait Chapelin, et il était laboureur'.
Au cabaret, le premier à commenter la messe fut Dufour, un vacher gringalet qui aimait vagabonder autour du village et qui possédait mille ressources pour nourrir ses propres bêtes ainsi que celles qu'on lui confiait. Certains le considéraient comme un vrai filou, d'autres comme un malin, et la majorité comme rusé. Il aimait tripoter ses cheveux filandreux et gras, tout en parlant vite, en avalant la moitié des mots.
- Voilà donc le roi mort, lança-t-il, un peu ému mais sans plus.
- Il était vieux, très vieux, trop vieux, grogna un laboureur du nom de Chenet, aux cils touffus. Le nouveau roi est un enfant, paraît-il. Trop jeune, beaucoup trop jeune.
- C'est un enfant... Mais nous aimera-t-il ?
- Bien sûr, répliqua un autre, un laboureur courtaud, à la figure burinée. Comme le roi nous a aimés. Le roi nous aime comme le bon Dieu. Comme sainte Solange, comme tous les saints qui veillent sur nous. Le roi sait guérir, le roi fait des miracles.
- Il sait aussi faire des guerres, fit remarquer Chenet.
- Oh, ça oui !
- Mais le nouveau roi est si jeune...
En soupirant, elle se leva et ouvrit l'un des tiroirs de l'imposant buffet en chêne qui s'élevait derrière la table. Elle en sortie une photographie en noir et blanc et, s’efforçant de ne pas céder à ses émotions, l'étudia en plissant des yeux.
Le cliché, légèrement écorné, montrait le visage de sa vieille amie Amantine Aurore Lucile Dupin, alias George Sand – aujourd'hui disparue. C'était l'écrivaine elle-même qui le lui avait confié, tout en glissant : «Prenez-la, Jeanne... Cette photographie conservera pour le restant de vos jours tous les souvenirs que nous avons partagés ensemble...»
L'écho de ces phrase en tête, Jeanne caressa l'image et alla s'asseoir près du feu.