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Citation de Charybde2


Je suis entrée dans le mythe en même temps que dans la vie. Le mythe était une prodigieuse machine, un arc géant qui vous catapultait hors de l’enfance, loin, très loin des entraves de l’enfance, et sans doute très en deçà aussi, avant les premiers mots, les premiers liens, les premiers récits. Le mythe était l’histoire première, celle que toutes les autres (et surtout la mienne, que j’avais oubliée) ne faisaient que répéter.
Le mythe était une formidable machine à fabriquer de la distance. Il m’a projetée flèche perdue en Sicile en Turquie en Grèce on s’en doute, mais pas seulement, il installait de la marge puis aussitôt l’absorbait, le terrain vague de Stalingrad, la région forestière de Gagnoa, les tables luisantes des intérieurs bourgeois et les boîtes peu fréquentables, les chambres clandestines où être enfin entière parce que livrée au corps d’un autre, les zones périurbaines radicalement désolées et l’abondance suspecte de certaines prairies, tout cela s’intégrait à sa géographie, se disposait selon ses dimensions (planes, d’ailleurs, grossièrement binaires).
Le mythe était une machine de guerre qui, souterraine et rusée, menait un inlassable travail de sape. Parce qu’il n’avait plus cours dans le monde où vous viviez (où vous vivez encore), parce qu’il y avait perdu toute valeur marchande, il le désaxait. Pièce par pièce il le mettait hors circuit, et à la fin le monde tombait en lui.
Le mythe était une merveilleuse machine circulatoire. Le mythe structurait le bric-à-brac, puisait dans les décharges, agençait des choses sans âge, des débris archaïques (très pesants, très rouillés), bricoleur superlouche à la Tinguely, le mythe décapait des matériaux hors d’usage, le mythe recyclait puis, dans un éclatant bruit de ferraille, mettait tout en mouvement, et soudain le courant passait, tout devenait vif et fluide, tout communiquait, tout circulait.
Le mythe était une matrice fabuleuse. C’est en passant par lui que je suis entrée dans les livres, pendant des années je n’ai rien fait d’autre que l’écrire, c’était cela que je faisais, réécrire le mythe, raconter encore et encore cette histoire qui ne m’appartient pas et que tout le monde connaît, les manuscrits s’accumulaient qui sans cesse la tramaient, quand j’ai voulu en dire d’autres (la mienne incluse, que je souhaite oublier), toutes étaient prélevées sur lui. Le mythe était le noyau atomique, très actif, très instable, qui n’en finissait pas d’irradier, qui, traversant leur matière,pulvérisait les récits, les réduisait à leurs éléments premiers, terre eau feu et air agencés par une géométrie archaïque.
À la fin il ne restait rien, ni histoire, ni sujet, plus d’anecdote ni de secret, rien d’autre que des états de crise, des événements élémentaires, la part commune, muette et illicite, la trace d’un très ancien désastre.
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