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Citation de Partemps


46— Non, monsieur, je fais ce qui est écrit !

— Mais je vous dis que non, vous vous trompez d’un ton !

— Cependant je suis sûr de faire l’ut !

— En quel ton est la trompette dont vous vous servez ?

— En mi b !

— Eh ! parlez donc, c’est là qu’est l’erreur, vous devez prendre la trompette en fa.

— Ah ! je n’avais pas bien lu l’indication ; c’est vrai, excusez-moi.

— Allons ! quel diable de vacarme faites-vous là-bas, vous, le timbalier !

— Monsieur j’ai un fortissimo.

— Point du tout, c’est un mezzo forte, il n’y a pas deux F, mais un M et un F. D’ailleurs vous vous servez des baguettes de bois et il faut employer là les baguettes à tête d’éponge ; c’est une différence du noir au blanc.

— Nous ne connaissons pas cela, dit le maître de chapelle ; qu’appelez-vous des baguettes à tête d’éponge ? nous n’avons jamais vu qu’une seule espèce de baguettes.

— Je m’en doutais ; j’en ai apporté de Paris. Prenez-en une paire que j’ai déposée là sur cette table. Maintenant, y sommes-nous ?... Mon Dieu ! c’est vingt fois trop fort ! Et les sourdines que vous n’avez pas prises !...

— Nous n’en avons pas, le garçon d’orchestre a oublié d’en mettre sur les pupitres ; on s’en procurera demain, etc., etc.»

Après trois ou quatre heures de ces tiraillements antiharmoniques, on n’a pas pu rendre un seul morceau intelligible. Tout est brisé, désarticulé, faux, froid, plat, bruyant discordant, hideux ! Et il faut laisser sur une pareille impression soixante ou quatre-vingts musiciens qui s’en vont, fatigués et mécontents, dire partout qu’ils ne savent pas ce que cela veut dire, que cette musique est un enfer, un chaos, qu’ils n’ont jamais rien essuyé de pareil. Le lendemain le progrès se manifeste à peine ; ce n’est guère que le troisième jour qu’il se dessine formellement. Alors, seulement, le pauvre compositeur commence à respirer ; les harmonies bien posées deviennent claires, les rhythmes bondissent, les mélodies pleurent et sourient ; la masse unie, compacte, s’élance hardiment ; après tant de tâtonnements, tant de bégayements, l’orchestre grandit, il marche, il parle, il devient homme ! L’intelligence ramène le courage aux musiciens étonnés ; l’auteur demande une quatrième épreuve ; ses interprètes, qui, à tout prendre, sont les meilleures gens du monde, l’accordent avec empressement. Cette fois, fiat lux ! «Attention aux nuances ! Vous n’avez plus peur ? — Non ! donnez-nous le vrai mouvement ? — Via !» Et la lumière se fait, l’art apparaît, la pensée brille, l’œuvre est comprise ! Et l’orchestre se lève, applaudissant et saluant le compositeur ; le maître de chapelle vient le féliciter ; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s’approchent, montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d’étonnement, en regardant d’un œil surpris le maître étranger qu’ils avaient d’abord pris pour un fou ou un barbare. C’est maintenant qu’il aurait besoin de repos. Qu’il s’en garde bien, le malheureux ! C’est l’heure pour lui de redoubler de soins et d’attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties d’orchestre, et s’assurer qu’elles ne sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la musique des instruments à vent les désignations de tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France ; mettre partout : in C, in D, in Des, in Fis, au lieu de en ut, en ré, en ré bémol, en fa dièse. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l’orchestre qu’il va diriger, et que l’exécutant hésite souvent à transposer lui-même. Il faut qu’il aille faire répéter isolément les chœurs et les chanteurs, s’ils ont manqué d’assurance. Mais le public arrive, l’heure sonne ; exténué, abîmé de fatigues de corps et d’esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu’au moment où les applaudissements de l’auditoire, la verve des exécutants, l’amour qu’il a pour son œuvre le transforment tout à coup en machine électrique, d’où s’élancent invisibles, mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah ! c’est alors, j’en conviens, que l’auteur-directeur vit d’une vie aux virtuoses inconnue ! Avec quelle joie furieuse il s’abandonne au bonheur de jouer de l’orchestre ! Comme il presse, comme il embrasse, comme il étreint cet immense et fougueux instrument ! L’attention multiple lui revient ; il a l’œil partout ; il indique d’un regard les entrées vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche ; il jette avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme d’harmonieux projectiles : puis il arrête, dans les points d’orgue, tout ce mouvement qu’il a communiqué ; il enchaîne toutes les attentions ; il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu’il a dompté.
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