Aussi, à chaque printemps, Corot s’envolait à la campagne sentir les pousses nouvelles, et avril le voyait à Ville-d’Avray ou chez ses anciens amis, les marchands de drap ; ce mois leur était ordinairement consacré. Le mauvais temps ne l’arrêtait guère ; « Ça ne fait rien, disait-il, je vais là pour me reposer... en travaillant. Songez, je n’ai plus qu’une trentaine d’années à vivre, — encore , en mettant les quatre au cent, — et ça passe si vite ! en voilà soixante-dix d’envolées, et il me semble qu’elles ont été rapides comme les voyages qu’on accomplit dans un rêve.
Il était si bien doué et sa vocation d'artiste était si forte, qu'il est arrivé presque par ses seuls efforts à connaître, à découvrir les procédés de son art auxquels il a été à peine initié, n'ayant suivi dans sa jeunesse aucun atelier, sauf celui tout spécial de la manufacture de Sèvres qui s'applique à la décoration de la porcelaine ; il n'a eu pour toute direction première que les conseils d'artistes qui ne faisaient que des fleurs, ainsi qu'on le verra quand nous parlerons du commencement de sa carrière.
Aussitôt qu’il fut libre, le jour même, ou à peu près, juste le temps nécessaire pour être muni des outils de l’artiste, il fit sa première étude au centre de Paris, tout à côté de la maison paternelle : il descendit sur la berge de la Seine, non loin du pont Royal, en regardant vers la Cité, et, plein de joie, se mit à peindre.
Il y a aujourd'hui des sectes qui confondent l'audace avec la force et qui voudraient amener la peinture vers une sorte de nihilisme en paraissant dédaigner le choix, la recherche du beau, et même le savoir sans lequel on ne peut rien; elles prétendent s'en tenir à je ne sais quoi de vague et d'incomplet que semble donner le hasard, sans réflexion, sans souci de la volonté, du reflet que là traduction de la nature doit toujours conserver de son passage à travers l'intelligence et, sous prétexte d'impressions, pensent qu'il suffit de s'arrêter à des tâches sommaires en négligeant la composition et le reste.
Corot occupe une place considérable dans l'art de notre temps par son talent et par l'influence qu’il a exercée sur l'école du paysage ; peut-être est-il permis d’ajouter qu’il appartient, dans une certaine mesure, à l’histoire générale de la peinture, parce qu’il est du très-petit nombre de ceux qui ont mis quelque chose d’intéressant, de personnel dans leurs ouvrages, et que tout en restant classique lui même,— ses dessins sont là pour le montrer, — il a réagi contre l'excès de traditions appauvries qui ne produisaient plus que des fictions conventionnelles sans aucun souci de la réalité.
L'exposition de Corot, en 1859, fut particulièrement remarquable et nous fait voir toutes les notes diverses de son talent. L'horizon qu’il embrasse semble avoir atteint toute son ampleur; ce n’est plus seulement l’aspect tendre de la nature, son côté poétique et vague qu’il a voulu rendre, il aborde en même temps les sujets élevés, il touche aux grandeurs épiques avec Dante et Virgile , et au drame avec Shakespeare; puis, explorant d’autres régions, il crée des fantaisies délicieuses, et au retour de ses lointains voyages, il se recueille en rêvant dans les bois de Ville d’Avray.
Les souvenirs de l’enfance et les sensations qu’il avait reçues à Rouen se trouvaient ainsi renouvelés et s’enfonçaient plus profonds dans son cerveau; il leur attribuait une grande puissance sur sa manière de voir et de sentir les spectacles de la nature et sur toute sa destinée d’artiste.
La peinture de Troyon n'a rien de commun avec les tendances que nous venons d'indiquer; s'il est franchement réaliste, c'est à la façon des vieux maîtres, qui, en cherchant avant tout la vérité, n'ont pas banni de leurs ouvrages le sentiment et même la beauté.
L'école française a été cruellement éprouvée vers 1865; elle a perdu alors, en très peu de temps, plusieurs artistes célèbres qui tiennent une place importante dans l'histoire de la peinture de notre époque et dont le souvenir restera vivant.