Le continent perdu
Un caractère particulier de notre monde ainsi que de notre relation à l'autre inscrite dans ce monde passe généralement inaperçu : il s'agit de l'inversion spéculaire, c'est-à-dire du retournement latéral entre la droite et la gauche qui s'effectue, sans que nous y prenions garde, quand nous nous regardons dans un miroir. Ce phénomène a été mis en évidence avec humour par Lewis Carroll à travers le récit des aventures de son héroïne, Alice, qui présente un pays merveilleux situé de l'autre côté du miroir où l'espace, inversé par rapport à celui de notre monde ordinaire, entraîne dans son renversement les choses et les personnes. Le ravissement du lecteur deviendrait certainement sidération s'il savait que ce qu'il croyait être pure fantaisie est, en réalité, une analyse spectrale de la psyché de l'homme qui avait été esquissée par Platon dans le célèbre mythe de la caverne et lumineusement développée, plus près de nous, par Rainer Maria Rilke dans la «Huitième Élégie de Duino».
La vision des artistes anticipe ici, comme c'est souvent le cas, les avancées de la science, accomplies sur le terrain clinique de la dyslexie ainsi que dans l'observation des conduites de mimétisme et d'écholalie des enfants autistes. Longtemps négligées ou considérées comme de simples bizarreries, les manifestations de ces patients présentent, en fait, des individus qui maintiennent une relation en calque avec l'Autre, inversée par rapport à celle que nous entretenons avec notre image dans le miroir, et plus généralement avec nos semblables. Le renversement apparent qui marque l'univers insolite de ces sujets révèle ainsi paradoxalement celui qui frappe, à notre insu, le nôtre, que nous considérons spontanément, de façon naturelle, orienté dans le bon sens. La mise en lumière du «monde à l'envers» des enfants gauchers, dyslexiques ou autistes, découvre ainsi une part oubliée de l'humanité que la vie a rendue captive de l'étrange contrée située through the looking glass dans laquelle Lewis Carroll avait plongé Alice.
La reconnaissance des opérations qui effectuent dans la normalité la mise en place de la réalité ordinaire dans un miroir virtuel insoupçonné constitue l'étape préliminaire de ce voyage au Pays des Merveilles.
Mythe fondateur de l'histoire des gauches, le front populaire évoque une unité certes fugace mais retrouvée, le temps d'apporter aux travailleurs le minimum requis pour dignité garder. Et, dans l'histoire de l'Europe, il demeurera l'une des références majeurs inscrites au répertoire des forces progressistes
L'espace chaotique des sensations
À l'orée de son oeuvre, Freud fait état d'une thèse féconde : le devenir de l'homme, dit-il, est déterminé par une série de transcriptions de la matière du langage qui arrache par étapes l'enfant à la gangue du réel. Aux temps primordiaux des premiers jours de la vie, l'espace des sensations résume l'univers du bébé que le philosophe Henri Maldiney décrit en ces termes : «Nous sommes là dans un prémonde plus réel que celui qui va se présenter à partir de lui et où nous allons [nous, adultes] reconnaître des objets familiers. Le monde des objets familiers est fondé sur ce prémonde purement esthétique, fait de couleurs et de formes inobjectives.»
À lire ces lignes, on pourrait imaginer que le nouveau-né est plongé, au seuil de l'existence, dans un univers harmonieux, composé des «premières sensations confuses, que, au dire de Cézanne, nous apportons en naissant», constituées d'impressions de lumière et de couleurs. En fait, la réalité vécue par le bébé est très éloignée de cet état délicieux : elle est plutôt une «bouillie originaire», faite d'un pullulement d'excitations sans contenu ni sens, qui s'abattent sur l'intéressé en mitrailles et sont enregistrées par un type d'inscriptions primitives, les «empreintes» (terme retenu par Freud pour désigner la consignation d'événements survenus «à une époque extraordinairement reculée de la vie»).