Je crois que notre correspondance - Celan m'a adressée plus de cinquante lettres et les poèmes que vous évoquiez - présente plus d'une particularité. D'abord, pour lui, c'était une période de profonde intranquillité. Il était peut-être plus conscient que jamais de l'éloignement, de l'étrangeté qui le coupait radicalement du milieu intellectuel parisien. Son esseulement exacerbait la quête d'un dialogue authentiquement humain, d'une amitié de vérité. La judéité l'intriguait beaucoup, et c'est sous le signe de son mystère qu'il faut resituer non seulement notre correspondance, mais encore celles qu'il entretint avec Nelly Sachs, Franz Wurm ou son amitié avec Edmond Lutrand et quelques autres. Cependant, s'il découvrait l'univers intellectuel du judaïsme, son identité le ramenait aussi inéluctablement à la Shoah - un mot qu'il n'a d'ailleurs jamais prononcé. Même après 1967, lorsque Israël - et encore plus tard, le très utopique projet de s'y installer - jouèrent un grand rôle pour lui, Celan se tient dans un deuil dont il ne peut s'affranchir : la mémoire des parents, des disparus, le crime industrialisé, la déréliction du judaïsme européen durant la catastrophe — tout cela reste omniprésent de recueil en recueil. Il y a aussi les phénomènes néo-nazis qui secouent l'Allemagne d'alors, et l'antisémitisme de gauche que Celan dépiste avec horreur au gré de l'Affaire Goll... Cela pour dire qu'il était très isolé, malade, révolté - et simultanément, ouvert à la parole, à l'échange. Dans les lettres qu'il m'adressa, il est beaucoup question d'exil, et de l'exigence poétique qui en découle. Celan me parle des œuvres auxquelles il travaille, et c'est ainsi que le poème libère
ce à quoi il tenait le plus : sa substance dialogale. L'Israël de la fin des années soixante est aussi très présent. Celan s'intéressait à tout ce qui se faisait dans le pays, et je lui parle longuement de mes activités universitaires d'alors, dans les domaines de la sociologie et de la criminologie. Je pense que notre correspondance montre à quel point Celan était dépourvu de dogmatisme, indépendant. Ainsi, je ne peux souscrire aux approches réductrices, aux tentatives de le figer dans des catégories bien définies : comme «poète de la Shoah», par exemple, et ce malgré l'extrême récurrence de ces thèmes sous sa plume ; ou encore, selon la fameuse remarque de Cioran, comme un Juif habité par une piété quasi orthodoxe. Celan n'a jamais adhéré à un quelconque courant. En revanche, ce qu'il chercha à déchiffrer de plus en plus fébrilement, c'est la question de l'altérité du Juif : dans le monde, à travers les siècles et devant Dieu.