Quel regard portons-nous sur nos vieux ? Emportés trop souvent par nos vies
trépidantes, dictées par l'efficacité et le rendement économique, nous préférons détourner nos yeux de ceux-là
devenus inutiles, voire encombrants, et qui s'obstinent avec tant d'indécence à nous rappeler la maladie, le déclin , la mort, tout ce que nous ne voulons pas voir.
A travers ce magnifique récit adressé à sa grand-mère au fil de ses dernières années de vie, Isabelle Meeûs-Michiels nous offre un tout autre regard. Ecrit "à l'encre du coeur", d'une plume infiniment poétique et ciselée, il nous parle de tendresse. Il se déroule doucement en neuf étapes successives comme autant de nuances de bleu (auxquelles les neuf chapitres), formant un subtil camaïeu.Il est rédigé à la deuxième personne du singulier, ce qui dit beaucoup : l'auteure s'adresse à une personne, elle ne raconte pas l'histoire d'un être objectivé. Mais davantage encore que s'adresser à sa " Dolce Nonna", elle l'accompagne véritablement au plus intime de sa navigation, à la fois douloureuse et sereine, sur la rivière de la fin de vie. Et le miracle est que le lien est de plus en plus profond au fil de cette navigation, qui unit l'aïeule et la petite-fille, appaise peu à peu celle-ci et lui fait entrevoir un autre rapport au monde, plus serein, plus lumineux." Je vais aux vieux comme à la fontaine (...) à la source originelle", écrit-elle. C'est elle, prise par le tourbillon de la vie, qui se désaltère auprès de son aînée. "Il y a toujours une vieille au bord des puits ajoute-telle. Plongeant son seau dans la sagesse qui sourd de la transparence gagnée par le grand âge, la petite-fille s'abandonne aussi, elle reconnaît l'essentiel. "Toute simplifies", dit-elle. C'est là l'inestimable cadeau de son aïeule, c'est celui de tous les vieux. "La jeunesse passe. Le fruit advient où la fleur fâne. Seule l'âme, éternellement neuve et vive, se joue du temps", écrit encore Isabelle Michiels. Résonnance avec François Cheng, et son magnifique livre De l'âme. L'âme : ce mot se trouve lui aussi délaissé ; et pourtant, n'est-elle pas le lieu même de l'essentiel, où s'inscrit continûment ce qui ne meurs jamais ? "Le visible se nourrit d'une substance qu'il ignore"; au fil du récit et donc de l'avancée de la navigation vers l'estuaire, advient peu à peu comme une porosité croissante entre ce monde et l'autre. C'est encore le cadeau des anciens que de nous montrer cette part d'éternité, qu'elle nous concerne, qu'elle est inscrite au coeur de chacun d'entre nous; c'est cela qu'ils nous rappellent.(...)