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Citation de SBBABELIO


— Et pourquoi pas ? C’est ça, justement, la littérature ! Être capable de s’emparer d’un grain de sable, d’un courant d’air, d’une épluchure de pomme de terre, pour en faire un chef-d’œuvre.
— Arrête, avec ton sarcasme. Quand on n’a aucune ambition, c’est facile de tout tourner en dérision.
— Pas du tout, je suis sérieux.
— C’est plus grave que ça, Émile. Ce n’est pas qu’une question d’inspiration. L’acte d’écrire n’a plus de sens lorsque le monde est en train de s’effondrer. Des hommes se battent, d’autres soignent, d’autres produisent, d’autres bâtissent et moi, j’écris. Quelle absurdité !
— Si tu pars par là, tout est absurde. Ne réfléchis pas à un sens. Écrire, c’est ta colonne vertébrale. C’est tout.
Avec toute la déférence qu’il porte à ces pommes de terre, aliment rare dans leur quotidien de rutabagas, Émile nettoie délicatement la chair blanche, l’essuie avec la tendresse d’une mère et range soigneusement les bâtonnets en petits tas. Les épluchures sont lavées et gardées pour agrémenter un bouillon. Pour Émile, ces gestes du quotidien sont des garde-fous. Il prend de plus en plus de plaisir à accomplir les corvées. Edmond, lui, se brûle de l’intérieur et l’extérieur ne lui est plus d’aucun secours. Ils se sont déchirés sur tous les sujets : religion, art, politique, culture, littérature, histoire. Certains jours, il suffit que l’un dise blanc pour que l’autre dise noir. La querelle naît, enfle, s’égare, s’apaise et recommence de plus belle, nourrie par les railleries et les certitudes. Le lendemain, tout est oublié hormis la sensation d’avoir été encore vivant.
— Tu as raison, je n’ai pas le choix. Dans « Les Sables savants », j’essaie de parler de nous. Un théâtre, posé sur les sables de l’Oder. Des figurants sont là. Ils errent dans le dédale de leurs limites. Leurs occupations se résument à les repousser à chaque instant. Mais ces arrangements, ces micro-combats quotidiens les sauvent. Sans ça, ils seraient des larves. Leurs faiblesses les narguent plus que les regards de leurs geôliers. Dans ce roman, Émile, c’est la guerre intérieure, et quand l’ennemi est soi-même, c’est encore plus difficile d’en cerner la stratégie. Le plus grand danger qui les guette, c’est de ne plus croire en rien. Et je crains que la chute ne soit un vertige dans l’inconnu.
Émile écoute Edmond parler de son roman. Adepte de l’ironie socratique, il aime tenir ce rôle d’accoucheur d’âme. Mais bien souvent il est pris à son propre piège, ne sachant plus où se trouve la frontière entre les croyances et la réalité. Faire l’apologie du rien faisait déjà partie de sa philosophie, jusqu’à ce qu’il l’expérimente dans le camp.
— ­Moi, je trouve que c’est bon de ne plus croire en rien. Avoir la tête vide, le cerveau à l’arrêt. Plus de pensées. Tout a tellement été dit, écrit, rabâché, et rien n’a changé. À chaque instant, l’homme sort de sa préhistoire.
— Il faudrait savoir. Plus rien n’aurait de sens et tu me dis d’écrire.
— Non, toi, ce n’est pas pareil. Tu ne joues pas à l’écrivain. Tu ne te regardes pas écrire. Tu es habité par l’écriture. Regarde-toi, avec ton corps filiforme et tes épaules voûtées, tu ressembles à un point d’interrogation.
Piqué au vif et conscient de son attitude avachie, Edmond se redresse en raclant machinalement le gras de la table avec l’ongle trop long de son pouce. Après un bref moment de réflexion, il repousse ses feuilles, dépose son crayon au-dessus et se tourne vers Émile, disposé à entamer une conversation plus légère.
— Je ne sais pas si je dois prendre ça pour un compliment. Je me passerais bien du corps filiforme, surtout quand je te vois bâti comme un athlète.
Émile, conscient de sa stature imposante, redresse légèrement son torse et sourit à son ami.
— Oh ! N’exagère pas. Allez, quelques parties de foot avec les autres blocs et tu seras présentable.
— J’en doute fort. Les muscles sont le dernier de mes soucis et ils me le rendent bien.
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