Citations de Jacinthe Mazzocchetti (46)
Autres. D’autres filles. D’autres femmes.
Qui collectionnent les croix dans les cases,
qui luttent dans un monde trop étroit et pourtant
poétesses, mères, sculptrices, fleuristes, alpinistes,
infirmières, apicultrices, architectes, pâtissières,
ouvrières, archéologues, artisanes, astrologues,
journalistes, avocates, médecins, ingénieures,
comédiennes, présidentes, professeures,
conteuses, sorcières, éditrices, guerrières,
debout, ici, là-bas, partout.
Du temps de ma jeunesse, de mes imprudences,
quand souvent les têtes se retournaient sur moi,
et parfois les sifflements, et souvent les cris
« hey mademoiselle »,
je n’avais pas cette conscience, venue avec l’âge,
de la limite entre la drague et l’intrusion,
tant que les mains en place,
tant que les insultes tues.
Subi une violence.
Quand le miroir m'a envoyé l'image
de cette jeune femme morte, quand je me suis
levée, que j'ai claqué la porte, j'ai oublié.
J'ai oublié pour avancer.
J'ai oublié parce que t'offrir la mémoire est déjà trop.
J'ai oublié, mais mon corps... Sous des couches
d'armures, à mon insu, il a gardé, le long
des sentiers de mes veines, des pores de ma peau
nue, il a gardé trace de tes allées et venues.
Quand je me suis effondrée, bien plus tard,
d'accumulation de fatigue d'une vie tu cours
sans tête, quand je suis effondrée,
mon corps s'est mis à gronder, mugir, rugir, hurler,
que je l'entende, que je prenne le temps,
enfin, de l'écouter.
Et sous les maux, sous les vertiges,
les vomissements, les étourdissements, je t'ai trouvé.
Tu étais là, tapi, fantôme sous-cutané,
gravé d'encres noires sous le nu de mon écorce.
Tu me manques, maman, tu lui manques. Les fêtes de famille sont trop calmes. Les fêtes d'école sans remous. Les repas fades et les soirées ternes. Comment faire dans cette vie sans toi ?
Je suis montée sur scène avec ton rouge sur les lèvres. Pour que tu sois là avec moi, dans la lumière, que les mots qui sortent de ma bouche aient quelque chose de toi.
T'écrire confine à la folie. T'écrire me permet de vivre. J'en perds la tête et le sens. Je devrais m'arrêter peut-être. Avancer. Vers d'autres rives. T'écrire, affronter les paradoxes, les ambivalences, les pourquoi sans réponse. Pourquoi de la vie, de la mort ? Pourquoi de ces pages qui se noircissent, fuite probable de ma propre finitude.
Je voudrais partager avec toi de l'amour, mais je ne suis que doutes et sueurs et cauchemars.
Te parler, maman, c'est aussi tenter de retrouver la poésie qui me fuit. De renouer avec les mots-colères. Les mots-luttes. Les mots-cris. Ceux qui bousculent les certitudes, empêchent les nuits innocentes, brisent les solitudes.
Chaque vie, banale et sublime, abrite peut-être en elle quelque chose de la profondeur du monde. Les fragilités, les bassesses, les rêves manqués, les combats, les maladresses, les baisers, les caresses. Ce sont ces mots-là que je cherche, maman. Cette vérité qui peut-être se cache en nos douleurs.
Dire les fissures, c'est aussi dire l'amour. Enfin, je crois.
Les mots ne sont qu'illusions. Ils arrachent les silences. Dans chaque récit, s'entrelacent le soi, l'autre. Qu'est-ce que la fiction, si ce n'est l'allégorie de nos vies ?
Je ne dors pas. Je ne rêve ni ne cauchemarde. Je ne suis que douleur. De cette douleur qui nous fait femmes, de cette douleur qui nous fait mères. Du ventre qui donne naissance à l'ensemble du corps dont les parties se dissolvent dans un bain de souffrance. Je ne dors pas. Je suis ce corps qui souffre. Je suis ce corps qui me fait femme et je pense à toi. Cet inextricable lien de chair.
Le monde est dur. Le monde est sombre, maman. Quelle est cette frénésie qui s'empare des hommes aux abois sur une planète à bout de souffle ? Chacun son petit bout de terre à emprisonner. Chacun son voisin à emmurer.
On ne s'enfonce pas dans le ressentiment. On affronte les faiblesses, les siennes comme celles des autres, et puis voilà.
L'écriture m'a pourtant jusqu'à présent sauvée de tout. Par la poésie, les histoires que je conte, les déchirures de mes personnages, les récits récoltés, partagés, recollés, je me suis tenue debout. Encaisser les chaos de mon chemin et de ceux dont j'ai croisé la route. Survivre aux déséquilibres du monde.
C'est étrange comme l'absence est envahissante. Lierres. Rosiers sauvages. Orties. Chardons. Ronces. Elle s'infiltre, brise les portes, les fenêtres. Ses tentacules forcent le passage. Détruisent. Pénètrent chaque fêlure. Impitoyable.
qui de nous ou de nos enfants nous façonnent ?
Je sais seulement que c'est ta jeunesse que tu as avortée et que je suis là, seule, moi aussi, malgré ceux qui m'entourent. De cette solitude que j'aime et que je redoute, qui jamais ne me quitte.
Ma mémoire est en lambeaux. Elle n'est que d'esquilles imprécises. Photographies jaunies. De quoi les souvenirs sont-ils les restes ? De nos rires, de nos peurs ?
Que les humains sont maladroits avec l'amour. Je suis là, accroupie devant ta tombe. Je pleure.