« Jessica
Elle s’est levée un matin. Les yeux grands. Le regard clair. Elle a ouvert l’armoire, rempli le sac, enfilé ses bottines. Elle a serré monsieur Jo contre son coeur, soulevé le couvercle de la poubelle, tué son enfance. Elle a enterré le rose terni de la peluche sous les déchets. Elle a pris un pull, fouillé le vieux portefeuille de la mère, chiffonné un billet de vingt dans le fond de sa poche. Elle s’est dirigée vers la porte. Les respirations douces de Coralie et de Nathan l’ont retenue un instant. Et puis tout s’est refermé. La pluie de la rue. Désormais.
Jessica avance. Son petit trente-six dans les flaques, sa silhouette frêle entre les gouttes, ses quinze ans en valise. Le vide d’une rue endormie. Il doit être cinq heures. Elle trébuche sur le chaos des pavés. Un chien aboie. Elle se presse. Une fois sortie de la cité, elle sera hors d’atteinte. Personne ne la connait au-delà. Un peu tôt pour une écolière. Une voyageuse. Anonyme. Libre.
Elle sourit, le nez dans son écharpe. Encore un tournant avant la chaussée. Un dernier coup d’oeil sur les façades tristes et les ruelles jonchées de cannettes. La rue est à nous. L’accordéon résonne.
Rejoindre la ville la plus proche. Première étape. Ne pas se faire remarquer, ne pas prendre de risques. Marcher sur le bas-côté. Baisser la tête au passage des rares véhicules. Sept kilomètres à parcourir.
Le rouge et le bleu des guirlandes habillent les devantures des portes. Par les tentures entrouvertes, elle aperçoit le doré des sapins. Elle avance, les souvenirs agglutinés dans son bagage. Le coin du feu. Le petit arbre bleu. » (p. 7-8)
"Je pense que la fonction de modèle ne doit pas être sous-estimée. Ainsi, quand une enfant de cinq ans pense qu'elle doit d'abord devenir blanche pour pouvoir être institutrice, cela veut dire qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans le système."
Chika Unigwe
Et même si s'installe la durée, nous sommes encore dans l'oeil du cyclone, dans l'oeil de la pandémie, de ses multiples inconnues, de ses boires et déboires, dans l'incapacité de nous projeter ni non plus de regarder en arrière, d'analyser sereinement, avec recul, ce que nous avons vécu. Dès lors, quels éclairages apporter? Depuis quelle place, avec quelles données, parler? Comment ne pas ajouter du bruit au bruit ambiant assourdissant d'informations, de désinformations, de chiffres, d'opinions tranchées et rapides, mais aussi de pensées conspirationnistes en réponse aux sentiments et aux vécus d'impuissances, nourries également de ce climat de défiance à l'égard des médias, des intellectuels et des politiciens, bien souvent amalgamés, qui s'est installé dans nos sociétés... Ce bruit diffus, dont le flux virtuel est plus intense encore qu'à l'habitude, qui lui aussi nous empêche de penser.
Subi une violence.
Quand le miroir m'a envoyé l'image
de cette jeune femme morte, quand je me suis
levée, que j'ai claqué la porte, j'ai oublié.
J'ai oublié pour avancer.
J'ai oublié parce que t'offrir la mémoire est déjà trop.
J'ai oublié, mais mon corps... Sous des couches
d'armures, à mon insu, il a gardé, le long
des sentiers de mes veines, des pores de ma peau
nue, il a gardé trace de tes allées et venues.
Quand je me suis effondrée, bien plus tard,
d'accumulation de fatigue d'une vie tu cours
sans tête, quand je suis effondrée,
mon corps s'est mis à gronder, mugir, rugir, hurler,
que je l'entende, que je prenne le temps,
enfin, de l'écouter.
Et sous les maux, sous les vertiges,
les vomissements, les étourdissements, je t'ai trouvé.
Tu étais là, tapi, fantôme sous-cutané,
gravé d'encres noires sous le nu de mon écorce.
"On fait des choix. Quand je me rends compte que la montagne est énorme, je ne m'acharne pas à me battre contre le rocher. S'il y a des combats qui sont bons par l'objectif qu'ils poursuivent, il y en a qui détournent de l'essentiel. Il y a plusieurs voies pour arriver à un même résultat. L'essentiel est d'agir et d'agir de sa place, de là où on peut changer les choses avec les armes qu'on possède. Je connais les miennes. Je n'ai pas la prétention de transformer les foules, mais je trouve que chacun de nous a, de là où il se trouve, la liberté de réfléchir et le devoir de faire réfléchir."
Clémentine Faïk-Nzuji Madiya
Un des deux jeunes hommes la bouscule. Elle ne dit rien. Se recroqueville davantage. Son corps entre ceux de ces hommes et celui de Sabrina. Un mur. Une frontière qu’elle voudrait infranchissable. Elle garde les yeux grands ouverts par crainte de s’endormir. Sa vie n’est plus que cela. Protéger Sabrina. Cette enfant de la honte devenue plus précieuse que les diamants pour lesquels d’autres enfants meurent dans les mines de Séguéla.
Elle n’entend plus rien que le goudron avalé par le véhicule puissant. Le jeune homme, tout comme son compagnon, semble avoir trouvé le sommeil. Elle se cale contre un des cageots. Dérangée par cette proximité des corps. Dans sa tête, les images défilent et s’entremêlent. Le sang qui gicle du crâne de son père. Le sang le long de ses jambes. Le sexe de Kader qui s’enfonce dans le bas de son ventre. Le sel des larmes à l’intérieur. Ses « non » qu’il n’entend pas. Les draps lavés le lendemain matin à la rivière. Enlever toute trace. Sans savoir encore que naîtrait de cette humiliation son plus précieux trésor
T’écrire pour rester en lien. T’écrire pour te raconter à tes petits-enfants. Pour moi aussi, me raconter des histoires pour mieux dormir
J’ai beau creuser mes souvenirs, les déposer dans mes cahiers, la nuit n’a qu’une seule vérité , celle de ta mort.
L'écriture m'a pourtant jusqu'à présent sauvée de tout. Par la poésie, les histoires que je conte, les déchirures de mes personnages, les récits récoltés, partagés, recollés, je me suis tenue debout. Encaisser les chaos de mon chemin et de ceux dont j'ai croisé la route. Survivre aux déséquilibres du monde.
Le confinement total (Nouvelle-Zélande, Bulgarie) ou partiel (Autriche, Australie), précoce et modulable en fonction des régions (Allemagne) ou tardif (Italie, Royaume-Uni), équivaut au temps de la sidération. Il réfère aussi au sentiment d'impuissance devant la propagation de l'épidémie, ou encore à la minimisation (États-unis, Brésil, Hongrie, Iran, Inde), voire à la négation (Burundi, Nicaragua, Tanzanie). Le confinement entraîne l'arrêt brutal de secteurs économiques. Il pointe les limites de la régulation par l'économie globalisée des sociétés comme le montrent la saga des manques (la dépendance de certains pays dans des secteurs stratégiques : masques, réactifs, médicaments) et les défaillances des systèmes de santé.