CRÈVE LA FIN - Jack BOLAND - Éditions La Trace
L'imprévisible refoulement de mes haines me souffle d'abolir ma vengeance et m'exige - Ô surprise - d'aimer l'Humain, l'Homme, tous les hommes. Bigre !
Une émotion inattendue vient me violenter d'une frauduleuse virilité de cœur. Pourtant, il y a belle lurette que j'ai perdu le goût des autres. Je n'encombre ma vie que d'amours factices et de faux sentiments, ça me repose. Je suis sauf de la moindre fièvre. Si je n'aime plus, c'est faute de ne plus avoir assez de temps devant moi pour le consacrer à des instants imaginés divins, du moins en poésie.
Parti avec une carapace, il revient avec une armure, mais, me dis-je, raclant des copeaux d'espoir, peut-être qu'en soulevant sa cotte de mailles de deux doigts prudents, découvrirai-je quelques failles. Un rien de rouille.
- On me reproche d'être copain avec la mort et que, de la câliner en secret, déglingue mon esprit... En réalité, j'ai besoin de peindre ce qui est stupéfiant, et rien ne l'est autant que la mort. La peindre, c'est comme une éruption cutanée qui me démangerait en permanence.
- Quant à la mort, reconnaissez monsieur, que c'est la rencontre la plus importante de notre courte vie ! Il convient d'y bien réussir. Je n'aimerais pas mourir à l'improviste, inconscient du phénomène, pas pendant mon sommeil, ce que nombre d'imbéciles nomment une belle mort. J'aimerais surtout être lucide.
Je me persuade que, si je peins, c'est pour échapper à ce que je sens d'imbécile autorisation à vivre normalement.
Un véritable artiste, après avoir été un homme, devient forcément un aliéné évident, sinon, que ferait-il de son talent ?
Celui qui arrive est un homme épuisé. Qu'il le soit brusquement me désarme. Je l'imaginais gladiateur, navigateur baraqué, solitaire, virant la bouée de chaque pôle, torse nu, seul sur le pont, les voiles en lambeaux. Grand reporter, rampant dans les ruines de Bagdad ou de Kaboul. Orpailleur hors-la-loi inondant de mercure les flots grondants de l'Iguaçu ou de l'Amazone. Tombeur de princesses ou trafiquant d'armes.
Non. Il n'est que vieux. Il a tué le père. Il est en marche. Il me revient.
[...] des industriels, des rock stars, des politiciens et des collectionneurs d'art. Le chéquier entre les dents ou la Gold Master Card prête à gicler, ils s'empressent et achètent. Evaporées et béates, périmées depuis plusieurs saisons, de simili adolescentes aux seins regonflés, à la taille étranglée et à la cambrure grand sport, les escortent. Fringuées de multicolores comme des confiseries pour adulte, malgré le Chanel numéroté dont elles s'inondent, ces dames symbolisent la monnaie raflée dans les plumards cinq étoiles de leurs amants de passage...

Dans l’appentis que j'avais découvert, Xéno a son chez lui. Il s'y calfeutre, l'hiver, autour d'un poêle à charbon. On ne s’encombre pas de manières. Nous partageons pour la première fois l'intimité de son refuge. Je n'ai pas de mots justes pour désigner ce havre conçu pour les hommes, dont le vrai luxe n'est fait que d'amitié. L'administration lui procure un petit studio aménagé, mais à part l'obligation de s'y tenir pour raison d'hygiène, il préfère se relaxer dans sa remise de jardinier. C'est très coquet : une chaise dépaillée, un réchaud en émail vert, une étagère branlante chargée de casseroles indéfinissables, quelques pièges à rats, à souris, des photos décolorées, jaspées de chiures de mouches, un torchon qui pend, là, depuis toujours, un moulin à café grais et rouillé, des biscuits qui se fossilisent dans une boite en fer, des outils inconnus, des graines diverses dans des verres en carton, un poste de T.S.F. en rare bakélite couleur écaille de tortue. Une Bardot dans une soupe dans un sous-verre, posé en équilibre sur un buffet branlant, un manuel de jardinage sans reliure, des cendriers emplis, noir comme des terrils, un antique phonographe qui hurle à la mort des 78 tours, une corde à linge sur laquelle sèche des bulbes de plantes, une petite boîte en aluminium, décorée d'une tour Eiffel, pour ranger des feuilles de cannabis. Des greffoirs, des canifs, des sécateurs, et une cafetière bossue, autrefois chromée, qui fume sur un vieux Godin. Superbe: "C'est l'heure du tiot café!" Xéno retourne un seau et le recouvre d'un sac rempli de plume - peut-être un ancien oreiller, - me l'offre, c'est un siège. Il me tend un bol, c'en était un il y a longtemps, et le rempli de café noir brûlant. Sorti de nulle part, il m'offre un flacon maculé de traces suspectes:"Une bistouille? C'est de la bonne qui vient de là-haut, chez moi! Rien que du genièvre tout pur, sans rien d'dans! Pour une fois, t'as le droit!" On trinque, se tait, s'observe, on sirote à petits coups prudents l'alcool brut. On trempe, à la croquette, un sucre roux dans le café: la tradition. Xéno est du Nord. L'un de nous va parler, peut-être? On ne se sent pas obligé. On est là. C'est tout. Planté sur la terre comme les arbres, pareil. Dépaysement radical de ne plus frôler de femme, de ne plus avoir à faire de nuances sous prétexte qu'elles ont un sexe différent.
Il suffirait que je plante en terre ces imbéciles cachets pour que refleurisse ma conscience
Antihéros, anti-surhomme, anti-képi, mais conscient, je venais d'achever une série de douze toiles sur le thème de l'Inhumain. La rage au ventre, cédant à mes rancunes envers la chiourme militaire paternelle, je les avais peints comme on vomit. Je choisissais deux de mes portrait-barbaque, et deux de mes nus érotiques.