Isidore était ce qu’on appelait un “voyageur”, c’est-à-dire qu’il travaillait pour le compte d’un grossiste et était chargé d’approvisionner les épiceries essaimées sur plusieurs cantons de Haute-Loire et d’Ardèche. Ponctuellement, sauf au gros de l’hiver lorsque les routes étaient impraticables, il venait faire sa tournée aux Estables dans sa charrette attelée à sa vieille jument nommée Panache .
Après une journée au fond, semblable à toutes les autres, les mineurs regagnaient leur foyer, certains faisant une halte plus ou moins longue au café du coin où les langues se déliaient facilement à grand renfort de piquette. Entre coups de gueule et plaisanteries égrillardes, la morne existence devenait supportable et la fatigue s’envolait. Sensation grisante mais éphémère qui disparaissait une fois la lucidité revenue et le triste quotidien reprenait ses droits.
Prisonnière du regard implacable de l’homme assis en face d’elle, Cécile baissa les yeux sur ses mains croisées sagement sur sa jupe. Cependant, cette attitude n’était en rien l’expression d’un quelconque regret ; elle n’avait pas honte de ce qu’elle avait fait
Pelotonnée sur son siège, Céline s’efforçait de se remémorer elle aussi cet épisode qui avait tant marqué son père. En vain. Il ne lui évoquait rien, appartenait à cette période oubliée de sa prime jeunesse qu’elle désespérait de réveiller. Parfois elle se demandait si, inconsciemment, elle ne se protégeait pas derrière son amnésie, craignant que le traumatisme soit encore plus grand si elle connaissait les circonstances de la mort de sa mère.
C’était le premier jour de vacances. Le vent chaud et sec qui soufflait du Sud soulevait la poussière du chemin, agitait les buissons de chardon d’où s’échappait le murmure bourdonnant des abeilles. Parfois le trottinement furtif de quelque rongeur ou volatile jaillissait des taillis brûlés par le soleil tandis qu’un autour des palombes ou un milan royal évoluait avec grâce dans le ciel sans nuage.
Assis sur un bloc de pierre, les mains croisées sur son bâton de pèlerin, Gaspard surveillait ses brebis qui paissaient en contrebas d’une colline à la végétation peu généreuse.